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Le Juge Et Les Sorcières
Le Juge Et Les Sorcières
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Le Juge Et Les Sorcières


A nouveau agacé, je l’interrompis, « Mon docte seigneur, ces choses sont, hélas, exactes et bien connues même de pauvres idiots comme le Juge Général qui patiemment vous prête l’oreille ; mais elles ne nous dictent qu’une plus grande vigilance et le devoir de nous défendre. Il est certifié que le démon a agi tout au long de l’histoire ! Vous pensez m’en apprendre ? Vous croyez que je ne connais pas, par exemple, la vieille sorcière d’Endor qui prédit le sort de Saül ? », ajoutai-je pour étayer mon savoir, faisant allusion au premier fait qui m’était passé par la tête ; je fis une moue de la bouche et le fixai dans les yeux pour qu’il détourne le regard ; il n’en fit rien mais me sourit ; puis il opina de la tête et l’inclina, comme pour s’excuser, puis la releva brusquement et reprit : « Pardonnez-moi, mon juge, mais il ne s’agissait que d’une innocente entrée en matière. Je ne voulais absolument pas mettre en doute votre savoir. »

Je fis mine d’accepter ses doléances en baissant le chef, mais plus brièvement que lui : « Venez au Canon Episcopi », lui conseillai-je, « ou je ne vous retiendrai pas davantage » ; et je commençai à tapoter lourdement le bras de mon fauteuil des doigts de ma main droite.

Accélérant le flux de ses paroles, Ponzinibio poursuivit : « Le Canon, pardonnez-moi, votre Seigneurie, prétend qu’il existe des femmes teigneuses qui croient chevaucher des bêtes de nuit avec la déesse Diane et couvrir de longues distances en peu de temps et, dans des lieux secrets, de célébrer des cérémonies blasphématoires avec des esprits incarnés, mais il souligne qu’il ne s’agit que d’hallucinations et de songes, provoqués par le diable pour s’emparer de l’entendement des gens ; et savez-vous quels en sont les remèdes proposés ? » Il ne me donna pas le temps de répondre et continua : « La pénitence et la prière. C’est ce qui est écrit dans le Canon et c’est ce que préconise notre mère l’Eglise à partir de l’an 1000 environ. Il n’y a pas si longtemps, et, comme d’autres documents que détient monseigneur Micheli le démontrent, un siècle plus tard, une grande partie du clergé accepta désormais de façon pacifique, la réalité expérimentale de ces faits, tandis que le peuple entier en avait la certitude ; et la magie du diable, son apparition, en chair et en os, lors de réunions de sorciers et de sorcières, devint par la suite de plus en plus indiscutable. »

« Il est, en effet, impensable et dangereux même, de penser autrement », rétorquai-je sévèrement. J’allais compléter en lui avouant une menace plus grande encore, quand je songeai à nouveau à son puissant protecteur qui, je l’avais désormais compris, partageait ses mauvaises pensées, et je me tus.

L’avocat profita de mon silence pour répondre : « Cependant, mon juste seigneur, une interprétation modérée du Canon Episcopi, indiquerait-il, sans doute, que nos ancêtres étaient des ignorants ? Il est possible que jusqu’au onzième siècle, depuis que la torture fut mise hors-la-loi et que l’on garantit un procès équitable à tous les inculpés », Ponzinibio, me regardant droit dans les yeux, ajusta le ton, « les sorcières et les sorciers n’étaient plus qu’un phénomène de second ordre et qu’au contraire, son nombre n’a fait qu’augmenter ensuite, pour représenter aujourd’hui un des pires dangers ? Ce qui semble le remède n’en deviendra-t-il pas la cause ? Comme je le disais, qui pourrait résister à la douleur ou, à son présage, même, sans s’avouer coupable ? Est-il possible que ces derniers siècles, où tant de monde a glorifié la sagesse, aient vu la déchéance de la raison, gloire du Christianisme du premier millénaire ? » Il conclut enfin : « Monseigneur Micheli prie pour vous et exprime le désir ardent de vous voir, monsieur le Juge Général. Il vous attend jeudi prochain chez lui, deux heures avant le lever du soleil. Que puis-je lui dire ? »

« Mon obéissance à l’égard de son excellence est absolue. Faites-en lui part, et dites-lui que je viendrai. »

Chapitre III

C’était le lendemain matin, mardi, deux jours avant mon rendez-vous avec l’évêque Micheli.

J’accomplissais une tâche importante, sûrement sous une injonction papale puisqu’elle me fut personnellement assignée par l’excellent Turibio Fiorilli, prince de Biancacroce, son porte-parole séculier.

J’espère pouvoir m’acquitter de cette charge avant le premier après-midi, pour pouvoir me rendre ensuite chez Mora, comme je le lui avais promis, une femme du peuple beaucoup plus jeune que moi, à peine vingt-trois ans accomplis, des cheveux noirs et épais, un visage et un physique de nymphe, que j’entretenais secrètement et avec qui je forniquais, sans jamais l’avouer par crainte des punitions draconiennes. Car je ne savais pas à qui me confier, le confessionnal n’étant pas encore institué à cette époque, alors que ce mécanisme, après le Concile de Trente, aurait assuré un certain anonymat au pénitent.

Toutefois, je ne croyais pas pouvoir accomplir mon devoir à temps pour retrouver ma Mora, même avec du retard.

J’éprouvai une inquiétude confuse.

Il y avait avec moi un de mes juges a latere, Venerio Salati, six gendarmes d’escorte tandis que Angelo Rissoni, lieutenant commandant de la Garde du Tribunal, écartait branches et broussailles de son épée pour nous frayer un chemin. Nous progressions à pied dans le ventre dense d’une forêt obscure.

Nous savions tous que les problèmes de l’Eglise auraient finalement trouvé une solution si nous avions réussi notre entreprise: l’hérésie protestante se serait éteinte rouvrant un splendide couloir évangélique à la population chrétienne, finalement réunie.

Mon âme était donc emplie d’une immense joie, comme celle de chacun, comme les paroles prononcées par les gardes et mon assistant le laissaient entendre. Ce contentement parvenait à calmer notre anxiété : personne d’entre nous ne connaissait le chemin à suivre et avançait donc à tâtons. Rissoni restait silencieux, absorbé par sa responsabilité de chef de file: les marais n’étaient pas loin qu’il fallait d’abord éviter avant de finalement atteindre l’objectif.

Je me souviens de la sueur sur mon front, des gouttes que je devais perpétuellement éponger de ma manche gauche, tandis que de la main droite, j’étreignais, comme tous les autres, l’épée dégainée, car nous savions que les loups et les onces étaient à l’affut.

Mon ancien supérieur le chevalier Astolfo Rinaldi, désormais majordome anobli de sa Sainteté, nous attendait le long du chemin pour nous donner les dernières instructions ; mais personne de nous ne savait où nous l’aurions rencontré ; on nous avait dit que lui-même nous aurait retrouvé, le moment voulu. Un tel secret entourait cette opération dont nous-mêmes ne pouvions connaître toutes les phases.

Malgré une longue marche, nous n’apercevions toujours pas le bout de cette forêt épaisse. Je levai le regard et remarquai au travers des entrelacs de feuillages, que le soleil était désormais au zénith. Il était évident qu’il ne me serait plus possible de rendre visite à ma Mora ce jour-là.

C’est avec ces pensées que je vis le lieutenant commandant s’enfoncer dans le terrain avant de disparaître, en un instant: des sables mouvants ! C’est en vain que deux gendarmes et moi-même tentâmes de le rejoindre, d’abord en plongeant les bras dans la fange, en équilibre à la frontière du sol ferme, puis remuant les sables diaboliques à l’aide d’une longue branche trouvée sur place : l’officier s’était trop enfoncé.

“La porte de l’enfer!”, ne put s’empêcher d’hurler le fonctionnaire, vice commandant de l’escouade : « Il est dans les mains du diab… »

Je le fis taire d’un regard glacé et lui soupirai: “Prend le commandement de l’escorte! En tête de file, vite, et trouve-nous un autre chemin. »

Il obéit, même si son expression et sa démarche chancelante, trahirent sa mauvaise volonté.

J’adressai à tous un « Courage et confiance ! » et dirigeai vers chacun d’eux, un regard résolu et altier.

“Orgueil!”, entendis-je alors résonner dans ma tête. Je regardai alentour, pour voir si les autres aussi l’avaient entendu, mais personne ne réagit ; je frémis : qui avait donc parlé ?

Suivant la nouvelle direction et pas mal de temps après, presque au crépuscule, nous rencontrâmes le chevalier Rinaldi, tout seul, dans une petite clairière. « Par-là », dit-il, nous indiquant du doigt notre gauche, dans la direction d’un sentier qui s’ouvrait, à peu de distance de nous, parmi des ronces hautes et touffues. Puis sans rien dire d’autre et après m’avoir lancé un regard de haine et comme s’il me craignait, s’enfuit dans la direction opposée.

Très vite, ce chemin nous mena finalement, sur une plage de sable très clair, presque blanc, face à la mer.

Nous avions tous été choisis parmi les nageurs car nous avions l’ordre, une fois arrivés, de nous immerger et de prendre le large où la barque de Pierre, invisible du littoral, nous attendait.

Nous abandonnâmes donc les armes sur le sable, pénétrâmes dans l’eau et commençâmes à nager. Le soleil commençait à se coucher et l’eau devint bientôt couleur de l’orange ; et ce n’est qu’alors que nous vîmes avec beaucoup de dégoût, des serpents et d’autres reptiles dégoûtants tout autour de nous, à fleur de l’eau et nous sentîmes les assauts d’autres sur nos jambes et sur le dos. Il s’en fallut de peu qu’un menu serpenteau à rayures jaunes et vertes, pas plus long que mon doigt majeur, ne m’entra dans la bouche. Comme si cela n’était pas assez, des nuées de moustiques nous assaillirent, de nombreux se posant sur nos fronts et sur nos oreilles pour en sucer le sang. Priant et nous exhortant les uns les autres, nous poursuivions ; et tout à coup, nous découvrîmes à notre très douloureuse surprise qu’au lieu de la barque de Pierre, une autre rive nous attendait : non pas la Mer de la Pureté que le Pape nous avait assigné comme destination et qui eût du envelopper nos corps, mais au lieu de cela, une grande lagune d’eau saumâtre tout autour.

Nous nageâmes jusqu’à cette plage, désormais épuisés, tandis qu’un nombre toujours croissant de reptiles continuaient de nous effleurer, avant d’atteindre la rive, enfin.

Que faire maintenant ? Nous nous laissâmes tomber sur le sable, sans souffle ; mais peu après j’intimai l’ordre de continuer, me mettant debout dans un élan improvisé d’orgueil bien placé. Il faisait presque sombre, désormais.

C’est ce que nous fîmes ; cependant, après quelques pas à peine, un tremblement de terre, étrangement silencieux, déchira instantanément la terre sous nos pieds, ouvrant un gouffre qui engloutit Venerio Salati, à mes côtés, et tous les autres, sauf moi ; en fait, à ce même moment, un bras sortit du brouillard laiteux mystérieusement et brutalement apparu à mes côtés, et sa main dont un des doigts portait l’anneau épiscopal, me saisit.

C’est à ce moment que je me réveillai dans ma chambre de nuit : nous étions encore la nuit entre lundi et mardi.

Ce n’est que plus tard que je compris le sens de ce cauchemar. Il s’y trouvait le futur immédiat et prochain de mes collaborateurs et de moi-même : des années plus tard, Paul IV, en proie à des manifestations protestantes similaires, avait rallumé avec la plus grande diligence, la chasse aux âmes errantes, plus horrible comme jamais. Le futur cardinal Gabriele Micheli s’était mobilisé contre la volonté criminelle du Pape et réussit, tant bien que mal, à faire condamner une partie des inculpés à la détention, sinon à mort : on agrandit la prison de l’Inquisition pour contenir tous les détenus. Cependant le massacre fut épouvantable, y compris celui de Angelo Rissoni et Veniero Salati, devenu tout à coup Juge Général à ma place. Le cardinal Micheli, sur ordre direct de sa Sainteté, avait été emprisonné sans procès et libéré seulement à la mort de cet excellent Pape. Moi seul survécus indemne à toutes les persécutions, vivant comme un simple pénitent, inconnu, dans un couvent ermite que j’avais intégré un an après ce songe dantesque.

Pourtant, je ne saisis pas immédiatement le sens de l’allégorie, toutefois celle-ci révéla tout de suite avec rassurance, que l’exclamation entendue vers la moitié du mauvais rêve, « Orgueil », était un avertissement, et qu’il m’était adressé par le Bien, et non par Satan.

Chapitre IV

L’hui suivant, dans l’après-midi, alors que je me trouvai au corps de garde du siège du tribunal, à donner des ordres au lieutenant commandant, un messager, sbire communal à Grottaferrata, s’approcha de moi. Il me déclara devant les hommes d’armes que le curé paroissial de sa bourgade sentait sa fin venir et voulait m’entretenir d’une chose de la dernière gravité, avant de rendre l’âme. Il m’implorait de ne pas refuser.

Ce jour-là, mon intention était vraiment de rendre visite à Mora. Ce fut donc de mauvais gré et non sans une bonne dose d’hésitation, que je répondis oui au messager, mais me trouvant devant tant de témoignages, je n’aurais pu faire autrement : en tant que Juge Général je devais faire preuve du sens du devoir moral et de la charité. Toutefois je lui demandai de m’attendre, car je n’avais pas l’intention de m’aventurer à cheval par les chemins peu sûrs, ni soustraire des gardes du tribunal à leur devoir pour des raisons autres que professionnelles ; et je lui demandai et obtint la promesse de m’accompagner à Rome.

J’étais dans l’impossibilité de prévenir ma dulcinée ; mais étant donné que ce n’était pas la première fois que les affaires me retenaient, j’avais la certitude qu’elle ne s’en serait pas préoccupée. D’autre part, elle savait bien qu’elle me devait tout et ne s’était plainte de rien.

Le voyage fut sans encombre et, à la tombée du jour, nous arrivâmes au village.

Le sbire me conduisit directement au presbytère. Un jeune prêtre nous accueillit et sursauta quand je m’annonçai. « Le curé vient à peine de se confesser, et il est encore lucide », me dit-il, d’une voix ténue, en me conduisant par les escaliers vers la chambre du supérieur : « Je lui ai déjà administré l’Eucharistie et l’Extrême Onction et il en semble réconforté, car il a retrouvé une voix plus forte et une expression plus claire. »

Le rétablissement qui, souvent, précède la mort, pensai-je spontanément ; et je me troublai soudain : en bon chrétien, j’acceptais de bonne foi le pouvoir thaumaturgique de l’Huile Sainte ; pourquoi donc cette pensée blasphématoire me traversa-t-elle ? Il n’y avait pas de doute, ce devait certainement être le diable. Sans doute voulait-il m’empêcher de m’adresser au curé ? Je fis le Signe de Croix et commençai de prier, au moment même où je m’approchai du mourant, imité par le jeune prêtre et par la garde, qui était montée derrière nous. Ils pensèrent sans aucun doute à une oraison à l’intention de ce moribond, ce que d’ailleurs, je partageais aussi.

La chambre, très petite, était misérablement aménagée, une planche monacale, quelques étagères en bois brut pour les livres et, comme grabat, trois traverses recouvertes de paille posées sur des chevalets. La pièce était à peine éclairée par deux bougies.

L’archiprêtre semblait assoupi ; mais au son de nos prières il ouvrit les yeux et se tourna vers moi, en exprimant un soulagement suivi d’un gémissement.

“C’est le cilice”, murmura le jeune prêtre, l’oraison à peine terminée, « il le porte depuis de nombreuses années et il n’a pas voulu que je l’en débarrasse, même maintenant. »

“Laissez-nous seuls et éloignez-vous”, intimai-je. « Toi aussi », adressai-je au sbire : « Il n’est pas question que nous retournions aujourd’hui. Je me reposerai ici. Viens m’attendre à l’aube ; sollicite la sainte autorisation du bourgmestre, en mon nom. »

Une fois seuls, le prêtre me fit signe d’approcher la planche de sa couche.

A peine à ses côtés, il se mit à me parler; et tandis que ses mots sortaient progressivement de sa bouche, moi, j’ouvrais la mienne toujours plus.

Il me raconta à propos d’Elvira, contre qui il avait témoigné quelques années auparavant.

La femme, encore jeune, après de nombreux malheurs, avait fini par arriver à Benevento, repaire fameux de sorcières autour duquel, comme l’avait raconté le démonologue Spina dans son traité, elles se réunissaient sous un noyer à perpétrer des choses horribles et à en concocter de nouvelles. Sa mère avait été l’une d’entre elles. J’étais au courant à propos de cette sorcière pour avoir lu le livre du docte dominicain. Elle se trouvait perchée tel un vautour sur une branche du noyer, les jambes écartées, quand, passant par-là, solitaire, un jeune marchand, bossu mais sublimement fait et d’un parler très noble, et voyant la sorcière, femme pour le reste très belle mais néanmoins plus très jeune, attiré par les appâts génitaux qu’elle exhibait, entama une conversation lascive. Elle aussi l’avait aussitôt désiré sexuellement, mais de désirs démoniaques les plus bestiaux et contre-nature, et lui avait promis de lui ôter la bosse, définitivement, s’il acceptait de la satisfaire. C’est ce qui arriva. Étant plus tard de passage à Benevento, à l’auberge, après de nombreuses beuveries, le marchant, le visage rougi de tant de béatitude, peu avant de s’en aller, avait raconté le fait aux autres hôtes, leur montrant l’échine à plusieurs reprises, se tournant par-ci puis par-là pour que chacun pût bien la voir, et jurant à tous qu’avant la luxurieuse rencontre avec la mégère, son dos était beaucoup plus gibbeux. Ensuite il s’éloigna, en riant, vers son destin inconnu sans pouvoir être interrogé au préalable par les autorités. Il ne fut donc pas possible de connaître les méfaits de la chipie libidineuse pour l’appréhender et la juger. D’ailleurs, un forgeron, lui aussi boscot, ayant prestement retrouvé la voix, s’était rendu au pied du noyer en espérant y trouver la belle harpie et de connaître aussi bien l’extase suprême dont l’autre s’était vanté que, et surtout, l’ablation définitive de sa protubérance. Elle s’y trouvait, mais l’homme était tellement vilain et avait l’haleine tellement vineuse de trop de boissons que la sorcière, irritée, non seulement n’avait pas forniqué avec lui, mais, plutôt que de lui enlever la bosse, elle y avait appendu celle de l’autre. Arrivé à la place du village, bouleversé, le pauvre artisan avait relaté sa mésaventure aux témoins. Selon certains d’entre eux, le renflement avait doublé ; selon d’autres, elle n’avait grossi que de peu ; pour d’autres encore, qui selon Spina cependant, n’avaient l’intention que de consoler la victime et non de rendre la vérité, la proéminence n’avait pas changé. Deux pandores communaux sur le seuil de la mairie avaient tout entendu et immédiatement arrêtèrent le témoin. Peu après, l’enquêteur local avait obtenu du forgeron, la description physique de la sorcière, et, connaissant tous les autres villageois, était parvenu à l’identifier comme une certaine guérisseuse et sage-femme miteuse. C’est ainsi que celle-ci fut arrêtée peu de temps après dans sa maison par les gendarmes communaux : comme l’enquêteur le soupçonnait, de par sa faculté à pouvoir voler, comme toutes ses semblables, elle devait avoir atterri à Benevenuto avant même que le pauvre malade n’y fût arrivé. Il ressortait du traité de Spina que la rombière, célibataire, avait une fille, sans aucun doute le fruit, selon l’intuition instantanée des tous, de son accouplement avec le diable, mais qui malheureusement n’avait pu être appréhendée. J’appris du prêtre quelle n’était pas chez elle au moment de l’arrestation de la mère et, qu’au retour, elle avait été vue et saisie de force dans sa propre boutique par le jeune tailleur du village, un judéen mal vu de tous et souvent insulté et qui, solidaire de tous les persécutés, mais aussi parce que cela faisait longtemps qu’il était fasciné par la beauté du tendron, l’avait cachée. Dans son laboratoire, Elvira avait dû souffrir les cris horribles de sa mère torturée dans le tribunal tout proche, laquelle, après seulement deux jours, avait été condamnée et, pour calmer la plèbe tumultueuse, tout de suite brûlée, sans étranglement préalable afin que le peuple appréciât mieux le verdict prononcé, en se délectant de ses hurlements. Il était soir et, profitant de l’assoupissement des villageois excités devant le bûcher et, surtout, amoureusement attiré par la jouvencelle en herbe, il avait préféré lui aussi s’éloigner de Benevento. De loin, Elvira avait vu sa mère se consumer et entendu ses dernières vociférations stridentes. Ils avaient vécu ensemble comme des couche-dehors, lui en coupant des habits de village en village, elle en vendant une liqueur couleur paille, d’un goût exquis affirmait le curé pour y avoir goûté à maintes reprises, et dont elle tenait la recette de sa mère. Tout cela, elle l’avait ensuite raconté à l’archiprêtre à qui elle s’était finalement liée, dont elle devint enceinte et après de nombreuses péripéties, lui demanda un asile temporaire : elle avait à peine échappé à un repaire de brigands où elle était gardée en esclave pendant des années puisque c’était dans la rue qu’ils l’avaient capturée, après qu’ils eurent tué son compagnon. Le prêtre, plein de compassion, l’avait placée comme esclave dans la famille pieuse d’un notaire, où elle put donner naissance à une enfant, en paix, obtenant le privilège de pouvoir la garder avec elle dans les combles et de l’élever. Malheureusement, avec eux habitait un frère du chef de famille, lui aussi juriste mais d’une toute autre trempe : c’était un fainéant qui, le doctorat en poche après beaucoup de labeur, n’avait pas voulu exercer et avait dévoré tout le patrimoine paternel en bombances. C’était par charité que son frère l’entretenait et l’habillait pendant tout ce temps, tandis qu’il s’efforçait de lui procurer un emploi convenable et facile. À peine Elvira eut-elle retrouvé une silhouette normale que ce dépravé s’en était allumé et avait tenté de la posséder brutalement ; mais la femme, d’une forte complexion que la vie errante avait rendue encore plus rude, l’avait maîtrisé et étourdi avec un chandelier. La matrone de maison, que les hurlements de sa servante avaient alertée, l’avait assistée dans les dernières phases de la lutte. Ses vêtements en lambeaux et ses tuméfactions ne laissaient aucun doute sur la culpabilité de l’homme; mais c’était le frère du notaire. Que faire ? Ces bons chrétiens ne voulaient pas que la femme eût à souffrir par la méchanceté des autres ; mais l’autre n’en était pas moins un parent. Après avoir longuement tergiversé, ils lui avaient finalement offert une somme qui lui permît de s’éloigner de la maison et, si possible, du village. La malheureuse cependant, son enfant étant encore très petite, préféra s’installer dans une cabane à l’orée du bois. C’est là qu’elle mit à profit l’art maternel, la préparation et la vente de sa liqueur et de décoctions médicinales ainsi que l’assistance à l’accouchement de femmes du peuple : le choix du métier fut la cause principale de son mal ; mais ne l’empêcha pas de se consacrer aussi au marché de passereaux qu’elle savait capturer avec des filets et garder vivants, en attendant les acheteurs, dans une grande cage.

Pendant quatorze années, Elvira vécut plutôt tranquillement. Certains, à dire vrai, la traitaient de sorcière en blaguant ; mais elle ne souffrit pas de persécutions. Au contraire, elle eut quelques propositions de mariage. Elle cependant, dégoûtée par les hommes, les avait toutes refusées.