Elle n’eut pas plus tôt fait cette promesse qu’elle s’en repentit, et qu’à la vue du petit François qui dormait sur son pauvre grabat, elle se sentit le cœur aussi gros que si elle allait commettre un péché mortel. Elle ne dormit guère; mais, dès avant le jour, la mère Blanchet entra dans son logis et lui dit:
“Allons, debout, Zabeau! vous avez promis, il faut tenir. Si vous attendez que ma bru vous ait parlé, je sais que vous n’en ferez rien. Mais dans son intérêt, voyez-vous, tout aussi bien que dans le vôtre il faut faire partir ce gars. Mon fils l’a pris en malintention à cause de sa bêtise et de sa gourmandise; ma bru l’a trop affriandé, et je suis sûre qu’il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissance, et c’est une folie que de compter sur ces canailles-là. En voilà un qui vous fera chasser d’ici, qui vous donnera mauvaise réputation, qui sera cause que mon fils battra sa femme quelque jour, et qui, en fin de compte, quand il sera grand et fort, deviendra bandit sur les chemins, et vous fera honte. Allons, allons, en route! Conduisez-le-moi jusqu’à Corlay par les prés. A huit heures, la diligence passe. Vous y monterez avec lui, et sur le midi au plus tard vous serez à Châteauroux. Vous pouvez revenir ce soir, voilà une pistole pour faire le voyage, et vous aurez encore là-dessus de quoi goûter à la ville.”
La Zabelle réveilla l’enfant, lui mit ses meilleurs habits, fit un paquet du reste de ses hardes, et, le prenant par la main, elle partit avec lui au clair de lune.
Mais à mesure qu’elle marchait et que le jour montait, le cœur lui manquait; elle ne pouvait aller vite, elle ne pouvait parler, et quand elle arriva au bord de la route, elle s’assit sur la berge du fossé, plus morte que vive. La diligence approchait. Il n’était que temps de se trouver là.
Le champi n’avait coutume de se tourmenter, et jusque-là il avait suivi sa mère sans se douter de rien. Mais quand il vit, pour la première fois de sa vie, rouler vers lui une grosse voiture, il eut peur du bruit qu’elle faisait, et se mit à tirer la Zabelle vers le pré d’où ils venaient de déboucher sur la route. La Zabelle crut qu’il comprenait son sort, et lui dit:
“Allons, mon pauvre François, il le faut!”
Ce mot fit encore plus de peur à François. Il crut que la diligence était un gros animal toujours courant qui allait l’avaler et le dévorer. Lui qui était si hardi dans les dangers qu’il connaissait, il perdit la tête et s’enfuit dans le pré en criant. La Zabelle courut après lui; mais le voyant pâle comme un enfant qui va mourir, le courage lui manqua tout à fait. Elle le suivit jusqu’au bout du pré et laissa passer la diligence.
Questions:1. A cause de quoi Madeleine est-elle devenue malheureuse?
2. La mère de Cadet aimait-elle sa bru?
3. Pourquoi la mère de Cadet détestait François?
4. De quoi la Zabelle avait-elle peur?
5. La belle-mère de Madeleine, qu’est-ce qu’elle a proposé à la Zabelle?
6. Pourquoi la Zabelle et François le Champi ne sont-ils pas partis?
Chapitre III
Ils revinrent par où ils étaient venus, jusqu’à mi-chemin du moulin, et là, de fatigue, ils s’arrêtèrent. La Zabelle était inquiète de voir l’enfant trembler de la tête aux pieds, et son cœur sauter si fort qu’il soulevait sa pauvre chemise. Elle le fit asseoir et tâcha de le consoler. Mais elle ne savait ce qu’elle disait, et François n’était pas en état de le deviner. Elle tira un morceau de pain de son panier, et voulut lui persuader de manger; mais il n’en avait nulle envie, et ils restèrent là longtemps sans se rien dire.
Enfin, la Zabeau, qui revenait toujours à ses raisonnements, eut honte de sa faiblesse et se dit que si elle reparaissait au moulin avec l’enfant, elle était perdue. Une autre diligence passait vers le midi; elle décida de se reposer là jusqu’au moment à propos pour retourner à la route; mais comme François était épeuré jusqu’à en perdre le peu d’esprit qu’il avait, comme, pour la première fois de sa vie, il était capable de faire de la résistance, elle essaya de l’apprivoiser avec les grelots des chevaux, le bruit des roues et la vitesse de la grosse voiture.
Mais, tout en essayant de lui donner confiance, elle en dit plus qu’elle ne voulait; peut-être que le repentir la faisait parler malgré elle: ou bien François avait entendu en s’éveillant, le matin, certaines paroles de la mère Blanchet qui lui revenaient à l’esprit; ou bien encore ses pauvres idées s’éclaircissaient tout d’un coup à l’approche du malheur: tant il y a qu’il se mit à dire, en regardant la Zabelle avec les mêmes yeux qui avaient tant étonné et presque effarouché Madeleine: “Mère, tu veux me renvoyer d’avec toi! tu veux me conduire bien loin d’ici et me laisser.” Puis le mot d’hospice, qu’on avait plus d’une fois lâché devant lui, lui revint à la mémoire. Il ne savait ce que c’était que l’hospice, mais cela lui parut encore plus épouvantant que la diligence, et il s’écria en frissonnant: “Tu veux me mettre dans l’hospice!”
La Zabelle s’était portée trop avant pour reculer. Elle croyait l’enfant plus instruit de son sort qu’il ne l’était, et, sans songer qu’il n’eût guère été malaisé de le tromper et de se débarrasser de lui par surprise, elle se mit à lui expliquer la vérité et à vouloir lui faire comprendre qu’il serait plus heureux à l’hospice qu’avec elle, qu’on y prendrait plus de soin de lui, qu’on lui enseignerait à travailler, qu’on le placerait pour un temps chez quelque femme moins pauvre qu’elle qui lui servirait encore de mère.
Ces consolations achevèrent de désoler le champi. L’inconnaissance du temps à venir lui fit plus de peur que tout ce que la Zabelle essayait de lui montrer pour le dégoûter de vivre avec elle. Il aimait d’ailleurs, il aimait de toutes ses forces cette mère ingrate qui ne tenait pas à lui autant qu’à elle-même. Il aimait quelqu’un encore, et presque autant que la Zabelle, c’était Madeleine; mais il ne savait pas qu’il l’aimait et il n’en parla pas. Seulement il se coucha par terre en sanglotant, en arrachant l’herbe avec ses mains et en s’en couvrant la figure, comme s’il fût tombé du gros mal. Et quand la Zabelle, tourmentée et impatientée de le voir ainsi, voulut le relever de force en le menaçant, il se frappa la tête si fort sur les pierres qu’il se mit tout en sang et qu’elle vit l’heure où il allait se tuer.
Le bon Dieu voulut que dans ce moment-là Madeleine Blanchet vînt à passer. Elle ne savait rien du départ de la Zabelle et de l’enfant. Elle avait été chez la bourgeoise de Presles pour lui remettre de la laine qu’on lui avait donné à filer très menu, parce qu’elle était la meilleure filandière du pays. Elle en avait touché l’argent, et elle s’en revenait au moulin avec dix écus dans sa poche. Elle allait traverser la rivière sur un de ces petits ponts de planches à fleur d’eau comme il y en a dans les prés de ce côté-là, lorsqu'elle entendit des cris à fendre l’âme et reconnut tout d’un coup la voix du pauvre champi. Elle courut du côté, et vit l’enfant tout sanguifié qui se débattait dans les bras de la Zabelle. Elle ne comprit pas d’abord; car, à voir cela, on eût dit que la Zabelle l’avait frappé mauvaisement et voulait se défaire de lui. Elle le crut d’autant que François, en l’apercevant, se prit à courir vers elle, se roula autour de ses jambes comme un petit serpent, et s’attacha à ses cotillons en criant:
“Madame Blanchet, madame Blanchet, sauvez-moi!”
La Zabelle était grande et forte, et Madeleine était petite et mince comme un brin de jonc. Elle n’eut cependant pas peur, et, dans l’idée que cette femme, devenue folle, voulait assassiner l’enfant, elle se mit au-devant de lui, bien déterminée à le défendre ou à se laisser tuer pendant qu’il se sauverait.
Mais il ne fallut pas beaucoup de paroles pour s’expliquer. La Zabelle, qui avait plus de chagrin que de colère, raconta les choses comme elles étaient. Cela fit que François comprit enfin tout le malheur de son état, et, cette fois, il fit son profit de ce qu’il entendait avec plus de raison qu’on ne lui en eût jamais supposé. Quand la Zabelle eut tout dit, il commença à s’attacher aux jambes et aux jupons de la meunière, en disant:
“Ne me renvoyez pas, ne me laissez pas renvoyer!” Et il allait de la Zabeau qui pleurait, à la meunière qui pleurait encore plus fort, disant toutes sortes de mots et de prières qui n’avaient pas l’air de sortir de sa bouche, car c’était la première fois qu’il trouvait moyen de dire ce qu’il voulait: “O ma mère, ma mère mignonne! disait-il à la Zabelle, pourquoi veux-tu me quitter? Tu veux donc que je meure du chagrin de ne plus te voir? Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu ne m’aimes plus? Est-ce que je ne t’ai pas toujours obéi dans tout ce que tu m’as commandé? Est-ce que j’ai fait du mal? J’ai toujours eu bien soin de nos bêtes, tu le disais toi-même, tu m’embrassais tous les soirs, tu me disais que j’étais ton enfant, tu ne m’as jamais dit que tu n’étais pas ma mère! Ma mère, garde-moi, garde-moi, je t’en prie comme on prie le bon Dieu! j’aurai toujours soin de toi; je travaillerai toujours pour toi; si tu n’es pas contente de moi, tu me battras et je ne dirai rien; mais attends pour me renvoyer que j’aie fait quelque chose de mal.”
Et il allait à Madeleine en lui disant: “Madame la meunière, ayez pitié de moi. Dites à ma mère de me garder. Je n’irai plus jamais chez vous, puisqu’on ne le veut pas, et quand vous voudrez me donner quelque chose, je saurai que je ne dois pas le prendre. J’irai parler à M. Cadet Blanchet, je lui dirai de me battre et de ne pas vous gronder pour moi. Et quand vous irez aux champs, j’irai toujours avec vous, je porterai votre petit, je l’amuserai encore toute la journée.
Je ferai tout ce que vous me direz, et si je fais quelque chose de mal, vous ne m’aimerez plus. Mais ne me laissez pas renvoyer, je ne veux pas m’en aller, j’aime mieux me jeter dans la rivière.”
Et le pauvre François regardait la rivière en s’approchant si près qu’on voyait bien que sa vie ne tenait qu’à un fil, et qu’il n’eût fallu qu’un mot de refus pour le faire noyer. Madeleine parlait pour l’enfant, et la Zabelle mourait d’envie de l’écouter; mais elle se voyait près du moulin, et ce n’était plus comme lorsqu’elle était auprès de la route.
“Va, méchant enfant, disait-elle, je te garderai; mais tu seras cause que demain je serai sur les chemins demandant mon pain. Toi, tu es trop bête pour comprendre que c’est par ta faute que j’en serai réduite là, et voilà à quoi m’aura servi de me mettre sur le corps l’embarras d’un enfant qui ne m’est rien, et qui ne me rapporte pas le pain qu’il mange.
– En voilà assez, Zabelle, dit la meunière en prenant le champi dans ses bras et en l’enlevant de terre pour l’emporter, quoiqu’il fût déjà bien lourd. Tenez, voilà dix écus pour payer votre ferme ou pour emménager ailleurs, si on s’obstine à vous chasser de chez nous. C’est de l’argent à moi, de l’argent que j’ai gagné; je sais bien qu’on me le redemandera, mais ça m’est égal. On me tuera si l’on veut, j’achète cet enfant-là, il est à moi, il n’est plus à vous. Vous ne méritez pas de garder un enfant d’un aussi grand cœur, et qui vous aimait tant. C’est moi qui serai sa mère, et il faudra bien qu’on le souffre. On peut tout souffrir pour ses enfants. Je me ferais couper par morceaux pour mon Jeannie; eh bien! j’en endurerai autant pour celui-là. Viens, mon pauvre François. Tu n’es plus champi, entends-tu? Tu as une mère, et tu peux l’aimer à ton aise; elle te le rendra de tout son cœur.”
Madeleine disait ces paroles-là sans trop savoir ce qu’elle disait. Elle qui était la tranquillité même, elle avait en ce moment la tête tout en feu. Son cœur s’était regimbé, et elle était vraiment en colère contre la Zabelle. François avait jeté ses deux bras autour du cou de la meunière, et il serrait si fort qu´elle en perdit la respiration, en même temps qu’il remplissait de sang sa coiffe et son mouchoir, car il s’était fait plusieurs trous à la tête.
Tout cela fit un tel effet sur Madeleine, elle eut à la fois tant de pitié, tant d’effroi, tant de chagrin et tant de résolution, qu’elle se mit à marcher vers le moulin avec autant de courage qu’un soldat qui va au feu. Et, sans songer que l’enfant était lourd et qu’elle était si faible qu’à peine pouvait-elle porter son petit Jeannie, elle traversa le petit pont qui n’était guère bien assis et qui enfonçait sous ses pieds.
Quand elle fut au milieu elle s’arrêta. L’enfant devenait si pesant qu’elle fléchissait et que la sueur lui coulait du front. Elle se sentit comme si elle allait tomber en faiblesse, et tout d’un coup il lui revint à l’esprit une belle et merveilleuse histoire qu’elle avait lue, la veille, dans son vieux livre de la Vie des Saints: c’était l’histoire de saint Christophe portant l’enfant Jésus pour lui faire traverser la rivière, et le trouvant si lourd, que la crainte l’arrêtait. Elle se retourna pour regarder le champi. Il avait les yeux tout retournés. Il ne la serrait plus avec ses bras; il avait eu trop de chagrin, ou il avait perdu trop de sang. Le pauvre enfant s’était pâmé.
Questions:1. Comment la Zabelle essayait-elle de convaincre François le Champi de partir ou rester à l’hospice?
2. Pourquoi ne pouvait-elle plus le garder?
3. Où la Zabelle et François ont-ils rencontré Madeleine?
4. Comment était la réaction de ce petit garçon quand il a vu Madeleine?
5. Comment François voulait-il prouver son amour envers la Zabelle?
6. Que s’est-il passé avec Madeleine?
Chapitre IV
Quand la Zabelle le vit ainsi, elle le crut mort. Son amitié lui revint dans le cœur, et ne songeant plus ni au meunier, ni à la méchante vieille, elle reprit l’enfant à Madeleine et se mit à l’embrasser en criant et en pleurant. Elles le couchèrent sur leurs genoux, au bord de l’eau, lavèrent ses blessures et en arrêtèrent le sang avec leurs mouchoirs; mais elles n’avaient rien pour le faire revenir. Madeleine, réchauffant sa tête contre son cœur, lui soufflait sur le visage et dans la bouche comme on fait aux noyés. Cela le réconforta, et dès qu’il ouvrit les yeux et qu’il vit le soin qu’on prenait de lui, il embrassa Madeleine et la Zabelle l’une après l’autre avec tant de cœur, qu’elles furent obligées de l’arrêter, craignant qu’il ne retombat en pâmoison.
“Allons, allons, dit la Zabelle, il faut retourner chez nous. Non, jamais, jamais je ne pourrai quitter cet enfant-là, je le vois bien, et je n’y veux plus songer. Je garde vos dix écus, Madeleine, pour payer ce soir si on m’y force. Mais n’en dites rien; j’irai trouver demain la bourgeoise de Presles pour qu’elle ne nous démente pas, et elle dira, au besoin, qu’elle ne vous a pas encore payé le prix de votre filage; ça nous fera gagner du temps, et je ferai si bien, quand je devrais mendier, que je m’acquitterai envers vous pour que vous ne soyez pas molestée à cause de moi. Vous ne pouvez pas prendre cet enfant au moulin, votre mari le tuerait. Laissez-le-moi, je jure d’en avoir autant de soin qu’à l’ordinaire, et si on nous tourmente encore nous aviserons.”
Le sort voulut que la rentrée du champi se fît sans bruit et sans que personne y prît garde; car il se trouva que la mère Blanchet venait de tomber bien malade d’un coup de sang, avant d’avoir pu avertir son fils de ce qu’elle avait exigé de la Zabelle à l’endroit du champi; et maître Blanchet n’eut rien de plus pressé que d’appeler cette femme pour venir aider au ménage, pendant que Madeleine et la servante soignaient sa mère. Pendant trois jours on fut sens dessus dessous au moulin. Madeleine ne s’épargna pas, et passa trois nuits debout au chevet de sa belle-mère, qui rendit l’esprit entre ses bras.
Ce coup du sort abattit pendant quelque temps l’humeur malplaisante du meunier. Il aimait sa mère autant qu’il pouvait aimer, et il mit de l’amour-propre à la faire enterrer selon ses moyens. Il oublia sa maîtresse pendant le temps voulu, et il s’avisa même de faire le généreux, en donnant les vieilles nippes de la défunte aux pauvres voisines. La Zabelle eut sa part dans ces aumônes, et le champi lui-même eut une pièce de vingt sous, parce que Blanchet se souvint que, dans un moment où l’on était fort pressé d’avoir des sangsues pour la malade, tout le monde ayant couru inutilement pour s’en procurer, le champi avait été en pêcher, sans rien dire, dans une mare où il en savait, et en avait rapporté, en moins de temps qu’il n’en avait fallu aux autres pour se mettre en route.
Si bien que Cadet Blanchet avait à peu près oublié sa rancoeur, et que personne ne sut au moulin l’équipée de la Zabelle pour remettre son champi à l’hospice. L’affaire des dix écus de la Madeleine revint plus tard, car le meunier n’avait pas oublié de faire payer la ferme de sa chétive maison à la Zabelle. Mais Madeleine prétendit les avoir perdus dans les prés en se mettant à courir, à la nouvelle de l’accident de sa belle-mère. Blanchet les chercha longtemps et gronda fort, mais il ne sut pas l’emploi de cet argent, et la Zabelle ne fut pas soupçonnée.
A partir de la mort de sa mère, le caractère de Blanchet changea peu à peu, sans pourtant s’amender. Il s’ennuya davantage à la maison, devint moins regardant à ce qui s’y passait et moins avare dans ses dépenses. Il n’en fut que plus étranger aux profits d’argent, et comme il engraissait qu’il devenait dérangé et n’aimait plus le travail, il chercha son aubaine dans des marchés de peu de foi et dans un petit maquignonnage d’affaires qui l’aurait enrichi s’il ne se fût mis à dépenser d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre. Sa concubine prit chaque jour plus de maîtrise sur lui. Elle l’emmenait dans les foires et assemblées pour tripoter dans des trigauderies et mener la vie de cabaret. Il apprit à jouer et fut souvent heureux; mais il eût mieux valu pour lui perdre toujours, afin de s’en dégoûter; car ce dérèglement acheva de le faire sortir de son assiette, et, à la moindre perte qu’il essuyait, il devenait furieux contre lui-même et méchant envers tout le monde.
Pendant qu’il menait cette vilaine vie, sa femme, toujours sage et douce gardait la maison et élevait avec amour leur unique enfant. Mais elle se regardait comme doublement mère, car elle avait pris pour le champi une amitié très grande et veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. A mesure que son mari devenait plus débauché, elle devenait moins servante et moins malheureuse. Dans les premiers temps de son libertinage il se montra encore très rude, parce qu’il craignait les reproches et voulait tenir sa femme en état de peur et de soumission. Quand il vit que par nature elle haïssait les querelles et qu’elle ne montrait pas de jalousie, il prit le parti de la laisser tranquille. Sa mère n’étant plus là pour l’exciter contre elle, force lui était bien de reconnaître qu’aucune femme n’était plus économe pour elle-même que Madelaine. Il s’accoutuma à passer des semaines entières hors de chez lui, et quand il y revenait un jour, en humeur de faire du train, il y était désencoléré par un silence si patient qu’il s’en étonnait d’abord et finissait par s’endormir. Si bien qu’on ne le revoyait plus que lorsqu’il était fatigué et avait besoin de se reposer.
Il fallait que Madeleine fût une femme bien chrétienne pour vivre ainsi seule avec une vieille fille et deux enfants. Mais c’est qu’en fait elle était meilleure chrétienne peut-être qu’une religieuse; Dieu lui avait fait une grande grâce en lui ayant permis d’apprendre à lire et de comprendre ce qu’elle lisait. C’était pourtant toujours la même chose, car elle n’avait possession que de deux livres, le saint Evangile et un accourci de la Vie des Saints. L’Evangile la sanctifiait et la faisait pleurer toute seule lorsqu’elle le lisait le soir auprès du lit de son fils. La Vie des Saints lui faisait un autre effet: c’était, sans comparaison, comme quand les gens qui n’ont rien à faire lisent des contes et se montent la tête pour des rêvasseries et des mensonges. Toutes ces belles histoires lui donnaient des idées de courage et même de gaieté. Et quelquefois, aux champs, le champi la vit sourire et devenir rouge, quand elle avait son livre sur les genoux. Cela l’étonnait beaucoup, et il eut bien du mal à comprendre comment les histoires qu’elle prenait la peine de lui raconter en les arrangeant un peu pour les lui faire entendre (et aussi parce qu’elle ne les entendait peut-être pas toutes très bien d’un bout jusqu’à l’autre), pouvaient sortir de cette chose qu’elle appelait son livre. L’envie lui vint d’apprendre à lire aussi, et il apprit si vite et si bien avec elle, qu’elle en fut étonnée, et qu’à son tour il fut capable d’enseigner au petit Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première communion, Madeleine l’aida à s’instruire dans le catéchisme, et le curé de leur paroisse fut tout réjoui de l’esprit et de la bonne mémoire de cet enfant, qui pourtant passait toujours pour un nigaud, parce qu’il n’avait point de conversation et n’était hardi avec personne.
Quand il eut communié, comme il était en âge d’être loué, la Zabelle le vit de bon cœur entrer domestique au moulin, et maître Blanchet ne s’y opposa point, car il était devenu clair pour tout le monde que le champi était bon sujet, très laborieux, très serviable, plus fort, plus dispos et plus raisonnable que tous les enfants de son âge. Et puis, il se contentait de dix écus de gages, et il y avait toute économie à le prendre. Quand François se vit tout à fait au service de Madeleine et du cher petit Jeannie qu’il aimait tant, il se trouva bien heureux, et quand il comprit qu’avec l’argent qu’il gagnait la Zabelle pourrait payer sa ferme et avoir de moins le plus gros de ses soucis, il se trouva aussi riche que le roi.
Malheureusement la pauvre Zabelle ne jouit pas longtemps de cette récompense. A l’entrée de l’hiver, elle fit une grosse maladie, et, malgré tous les soins du champi et de Madeleine, elle mourut le jour de la Chandeleur, après avoir été mieux qu’on la croyait guérie. Madeleine la regretta et la pleura beaucoup, mais elle tâcha de consoler le pauvre champi, qui, sans elle, n’aurait jamais surmonté son chagrin.
Un an après, il y pensait encore tous les jours et quasi à chaque instant, et une fois il dit à la meunière:
“J’ai comme un repentir quand je prie pour l’âme de ma pauvre mère: c’est de ne l’avoir pas assez aimée. Je suis bien sûr d’avoir toujours fait mon possible pour la contenter, de ne lui avoir jamais dit que de bonnes paroles, et de l’avoir servie en toutes choses comme je vous sers vous-même; mais il faut, madame Blanchet, que je vous avoue une chose qui me peine et dont je demande pardon à Dieu bien souvent: c’est que depuis le jour où ma pauvre mère a voulu me reconduire à l’hospice, et où vous avez pris mon parti pour l’en empêcher, l’amitié que j’avais pour elle avait, bien malgré moi, diminué dans mon cœur. Je ne lui en voulais pas, je ne me permettais pas même de penser qu’elle avait mal fait en voulant m’abandonner. Elle était dans son droit; je lui faisais du tort, elle avait crainte de votre belle-mère, et enfin elle le faisait bien à contrecoeur; car j’ai bien vu qu’elle m’aimait grandement. Mais je ne sais comment la chose s’est retournée dans mon esprit, ça été plus fort que moi. Du moment où vous avez dit des paroles que je n’oublierai jamais, je vous ai aimée plus qu’elle, et, j’ai eu beau faire, je pensais à vous plus souvent qu’à elle. Enfin, elle est morte, et je ne suis pas mort de chagrin comme je mourrais si vous mouriez.
– Et quelles paroles est-ce que j’ai dites, mon pauvre enfant, pour que tu m’aies donné comme cela toute ton amitié? Je ne m’en souviens pas.
– Vous ne vous en souvenez pas? dit le champi en s’asseyant aux pieds de la Madeleine qui filait son rouet en l’écoutant. Eh bien! vous avez dit en donnant des écus à ma mère: “Tenez, je vous achète cet enfant-là; il est à moi.” Et vous m’avez dit en m’embrassant: “A présent, tu n’es plus champi, tu as une mère qui t’aimera comme si elle t’avait mis au monde." – N'avez-vous pas dit comme cela, madame Blanchet?
– C’est possible, et j’ai dit ce que je pensais, ce que je pense encore. Est-ce que tu trouves que je t’ai manqué de parole?
– Oh non! seulement…
– Seulement, quoi?
– Non, je ne le dirai pas, car c’est mal de se plaindre, et je ne veux pas faire l’ingrat et le méconnaissant.
– Je sais que tu ne peux pas être ingrat, et je veux que tu dises ce que tu as sur le cœur. Voyons, qu’as-tu qui te manque pour n’être pas mon enfant? Dis, je te commande comme je commanderais à Jeannie.
– Eh bien, c’est que… c’est que vous embrassez Jeannie bien souvent, et que vous ne m’avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l’heure. J’ai pourtant grand soin d’avoir toujours la figure et les mains bien lavées, parce que je sais que vous n’aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et peigner Jeannie. Mais vous ne m’embrassez pas davantage pour ça, et ma mère Zabelle ne m’embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères caressent leurs enfants, et c’est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous ne pouvez pas l’oublier.