Arrivé là, d’Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce n’était pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c’était une femme. Seulement, d’Artagnan y voyait assez pour reconnaître la forme de ses vêtements, mais pas assez pour distinguer ses traits.
Au même instant, la femme de l’appartement tira un second mouchoir de sa poche, et l’échangea avec celui qu’on venait de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcés entre les deux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se trouvait à l’extérieur de la fenêtre se retourna, et vint passer à quatre pas de d’Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante ; mais la précaution avait été prise trop tard, d’Artagnan avait déjà reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux ! Le soupçon que c’était elle lui avait déjà traversé l’esprit quand elle avait tiré le mouchoir de sa poche ; mais quelle probabilité que Mme Bonacieux qui avait envoyé chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre, courût les rues de Paris seule à onze heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante ; et quelle est l’affaire importante d’une femme de vingt-cinq ans ? L’amour.
Mais était-ce pour son compte ou pour le compte d’une autre personne qu’elle s’exposait à de semblables hasards ? Voilà ce que se demandait à lui-même le jeune homme, que le démon de la jalousie mordait au coeur ni plus ni moins qu’un amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s’assurer où allait Mme Bonacieux : c’était de la suivre. Ce moyen était si simple, que d’Artagnan l’employa tout naturellement et d’instinct.
Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu’elle entendit retentir derrière elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s’enfuit.
D’Artagnan courut après elle. Ce n’était pas une chose difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassée dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle s’était engagée. La malheureuse était épuisée, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand d’Artagnan lui posa la main sur l’épaule, elle tomba sur un genou en criant d’une voix étranglée :
« Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. »
D’Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais comme il sentait à son poids qu’elle était sur le point de se trouver mal, il s’empressa de la rassurer par des protestations de dévouement. Ces protestations n’étaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ; mais la voix était tout. La jeune femme crut reconnaître le son de cette voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l’homme qui lui avait fait si grand-peur, et, reconnaissant d’Artagnan, elle poussa un cri de joie.
« Oh ! c’est vous, c’est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
– Oui, c’est moi, dit d’Artagnan, moi que Dieu a envoyé pour veiller sur vous.
– Était-ce dans cette intention que vous me suiviez ? » demanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractère un peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait reconnu un ami dans celui qu’elle avait pris pour un ennemi.
« Non, dit d’Artagnan, non, je l’avoue ; c’est le hasard qui m’a mis sur votre route ; j’ai vu une femme frapper à la fenêtre d’un de mes amis…
– D’un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
– Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
– Aramis ! qu’est-ce que cela ?
– Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
– C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.
– C’est donc la première fois que vous venez à cette maison ?
– Sans doute.
– Et vous ne saviez pas qu’elle fût habitée par un jeune homme ?
– Non.
– Par un mousquetaire ?
– Nullement.
– Ce n’est donc pas lui que vous veniez chercher ?
– Pas le moins du monde. D’ailleurs, vous l’avez bien vu, la personne à qui j’ai parlé est une femme.
– C’est vrai ; mais cette femme est des amies d’Aramis.
– Je n’en sais rien.
– Puisqu’elle loge chez lui.
– Cela ne me regarde pas.
– Mais qui est-elle ?
– Oh ! cela n’est point mon secret.
– Chère madame Bonacieux, vous êtes charmante ; mais en même temps vous êtes la femme la plus mystérieuse…
– Est-ce que je perds à cela ?
– Non ; vous êtes, au contraire, adorable.
– Alors, donnez-moi le bras.
– Bien volontiers. Et maintenant ?
– Maintenant, conduisez-moi.
– Où cela ?
– Où je vais.
– Mais où allez-vous ?
– Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.
– Faudra-t-il vous attendre ?
– Ce sera inutile.
– Vous reviendrez donc seule ?
– Peut-être oui, peut-être non.
– Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme, sera-t-elle une femme ?
– Je n’en sais rien encore.
– Je le saurai bien, moi !
– Comment cela ?
– Je vous attendrai pour vous voir sortir.
– En ce cas, adieu !
– Comment cela ?
– Je n’ai pas besoin de vous.
– Mais vous aviez réclamé…
– L’aide d’un gentilhomme, et non la surveillance d’un espion.
– Le mot est un peu dur !
– Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré eux ?
– Des indiscrets.
– Le mot est trop doux.
– Allons, madame, je vois bien qu’il faut faire tout ce que vous voulez.
– Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de suite ?
– N’y en a-t-il donc aucun à se repentir ?
– Et vous repentez-vous réellement ?
– Je n’en sais rien moi-même. Mais ce que je sais, c’est que je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous accompagner jusqu’où vous allez.
– Et vous me quitterez après ?
– Oui.
– Sans m’épier à ma sortie ?
– Non.
– Parole d’honneur ?
– Foi de gentilhomme !
– Prenez mon bras et marchons alors. »
D’Artagnan offrit son bras à Mme Bonacieux, qui s’y suspendit, moitié rieuse, moitié tremblante, et tous deux gagnèrent le haut de la rue de La Harpe. Arrivée là, la jeune femme parut hésiter, comme elle avait déjà fait dans la rue de Vaugirard. Cependant, à de certains signes, elle sembla reconnaître une porte ; et s’approchant de cette porte :
« Et maintenant, monsieur, dit-elle, c’est ici que j’ai affaire ; mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m’a sauvée de tous les dangers auxquels, seule, j’eusse été exposée. Mais le moment est venu de tenir votre parole : je suis arrivée à ma destination.
– Et vous n’aurez plus rien à craindre en revenant ?
– Je n’aurai à craindre que les voleurs.
– N’est-ce donc rien ?
– Que pourraient-ils me prendre ? je n’ai pas un denier sur moi.
– Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.
– Lequel ?
– Celui que j’ai trouvé à vos pieds et que j’ai remis dans votre poche.
– Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s’écria la jeune femme, voulez-vous me perdre ?
– Vous voyez bien qu’il y a encore du danger pour vous, puisqu’un seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah ! tenez, madame, s’écria d’Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d’un ardent regard, tenez ! soyez plus généreuse, confiez-vous à moi ; n’avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu’il n’y a que dévouement et sympathie dans mon coeur ?
– Si fait, répondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, c’est autre chose.
– C’est bien, dit d’Artagnan, je les découvrirai ; puisque ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets deviennent les miens.
– Gardez-vous-en bien, s’écria la jeune femme avec un sérieux qui fit frissonner d’Artagnan malgré lui. Oh ! ne vous mêlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point à m’aider dans ce que j’accomplis ; et cela, je vous le demande au nom de l’intérêt que je vous inspire, au nom du service que vous m’avez rendu ! et que je n’oublierai de ma vie. Croyez bien plutôt à ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n’existe plus pour vous, que ce soit comme si vous ne m’aviez jamais vue.
– Aramis doit-il en faire autant que moi, madame ? dit d’Artagnan piqué.
– Voilà deux ou trois fois que vous avez prononcé ce nom, monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
– Vous ne connaissez pas l’homme au volet duquel vous avez été frapper. Allons donc, madame ! vous me croyez par trop crédule, aussi !
– Avouez que c’est pour me faire parler que vous inventez cette histoire, et que vous créez ce personnage.
– Je n’invente rien, madame, je ne crée rien, je dis l’exacte vérité.
– Et vous dites qu’un de vos amis demeure dans cette maison ?
– Je le dis et je le répète pour la troisième fois, cette maison est celle qu’habite mon ami, et cet ami est Aramis.
– Tout cela s’éclaircira plus tard, murmura la jeune femme : maintenant, monsieur, taisez-vous.
– Si vous pouviez voir mon coeur tout à découvert, dit d’Artagnan, vous y liriez tant de curiosité, que vous auriez pitié de moi, et tant d’amour, que vous satisferiez à l’instant même ma curiosité. On n’a rien à craindre de ceux qui vous aiment.
– Vous parlez bien vite d’amour, monsieur ! dit la jeune femme en secouant la tête.
– C’est que l’amour m’est venu vite et pour la première fois, et que je n’ai pas vingt ans. »
La jeune femme le regarda à la dérobée.
« Écoutez, je suis déjà sur la trace, dit d’Artagnan. Il y a trois mois, j’ai manqué avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil à celui que vous avez montré à cette femme qui était chez lui, pour un mouchoir marqué de la même manière, j’en suis sûr.
– Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le jure, avec ces questions.
– Mais vous, si prudente, madame, songez-y, si vous étiez arrêtée avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fût saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
– Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C.B., Constance Bonacieux ?
– Ou Camille de Bois-Tracy.
– Silence, monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent pas, songez à ceux que vous pouvez courir, vous !
– Moi ?
– Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie à me connaître.
– Alors, je ne vous quitte plus.
– Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains, monsieur, au nom du Ciel, au nom de l’honneur d’un militaire, au nom de la courtoisie d’un gentilhomme, éloignez-vous ; tenez, voilà minuit qui sonne, c’est l’heure où l’on m’attend.
– Madame, dit le jeune homme en s’inclinant, je ne sais rien refuser à qui me demande ainsi ; soyez contente, je m’éloigne.
– Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m’épierez pas ?
– Je rentre chez moi à l’instant.
– Ah ! je le savais bien, que vous étiez un brave jeune homme ! » s’écria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l’autre sur le marteau d’une petite porte presque perdue dans la muraille.
D’Artagnan saisit la main qu’on lui tendait et la baisa ardemment.
« Ah ! j’aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s’écria d’Artagnan avec cette brutalité naïve que les femmes préfèrent souvent aux afféteries de la politesse, parce qu’elle découvre le fond de la pensée et qu’elle prouve que le sentiment l’emporte sur la raison.
– Eh bien, reprit Mme Bonacieux d’une voix presque caressante, et en serrant la main de d’Artagnan qui n’avait pas abandonné la sienne ; eh bien, je n’en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd’hui n’est pas perdu pour l’avenir. Qui sait, si lorsque je serai déliée un jour, je ne satisferai pas votre curiosité ?
– Et faites-vous la même promesse à mon amour ? s’écria d’Artagnan au comble de la joie.
– Oh ! de ce côté, je ne veux point m’engager, cela dépendra des sentiments que vous saurez m’inspirer.
– Ainsi, aujourd’hui, madame…
– Aujourd’hui, monsieur, je n’en suis encore qu’à la reconnaissance.
– Ah ! vous êtes trop charmante, dit d’Artagnan avec tristesse, et vous abusez de mon amour.
– Non, j’use de votre générosité, voilà tout. Mais croyez-le bien, avec certaines gens tout se retrouve.
– Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N’oubliez pas cette soirée, n’oubliez pas cette promesse.
– Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m’attendait à minuit juste, et je suis en retard.
– De cinq minutes.
– Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq siècles.
– Quand on aime.
– Eh bien, qui vous dit que je n’ai pas affaire à un amoureux ?
– C’est un homme qui vous attend ? s’écria d’Artagnan, un homme !
– Allons, voilà la discussion qui va recommencer, fit Mme Bonacieux avec un demi-sourire qui n’était pas exempt d’une certaine teinte d’impatience.
– Non, non, je m’en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir tout le mérite de mon dévouement, ce dévouement dût-il être une stupidité. Adieu, madame, adieu ! »
Et comme s’il ne se fût senti la force de se détacher de la main qu’il tenait que par une secousse, il s’éloigna tout courant, tandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et réguliers ; puis, arrivé à l’angle de la rue, il se retourna : la porte s’était ouverte et refermée, la jolie mercière avait disparu.
D’Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole de ne pas épier Mme Bonacieux, et sa vie eût-elle dépendu de l’endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l’accompagner, d’Artagnan serait rentré chez lui, puisqu’il avait dit qu’il y rentrait. Cinq minutes après, il était dans la rue des Fossoyeurs.
« Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se sera endormi en m’attendant, ou il sera retourné chez lui, et en rentrant il aura appris qu’une femme y était venue. Une femme chez Athos ! Après tout, continua d’Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort étrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
– Mal, monsieur, mal », répondit une voix que le jeune homme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, à la manière des gens très préoccupés, il s’était engagé dans l’allée au fond de laquelle était l’escalier qui conduisait à sa chambre.
« Comment, mal ? que veux-tu dire, imbécile ? demanda d’Artagnan, qu’est-il donc arrivé ?
– Toutes sortes de malheurs.
– Lesquels ?
– D’abord M. Athos est arrêté.
– Arrêté ! Athos ! arrêté ! pourquoi ?
– On l’a trouvé chez vous ; on l’a pris pour vous.
– Et par qui a-t-il été arrêté ?
– Par la garde qu’ont été chercher les hommes noirs que vous avez mis en fuite.
– Pourquoi ne s’est-il pas nommé ? pourquoi n’a-t-il pas dit qu’il était étranger à cette affaire ?
– Il s’en est bien gardé, monsieur ; il s’est au contraire approché de moi et m’a dit : « C’est ton maître qui a besoin de sa liberté en ce moment, et non pas moi, puisqu’il sait tout et que je ne sais rien. On le croira arrêté, et cela lui donnera du temps ; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu’on me fasse sortir. »
– Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d’Artagnan, je le reconnais bien là ! Et qu’ont fait les sbires ?
– Quatre l’ont emmené je ne sais où, à la Bastille ou au For- l’Évêque ; deux sont restés avec les hommes noirs, qui ont fouillé partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expédition, montaient la garde à la porte ; puis, quand tout a été fini, ils sont partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
– Et Porthos et Aramis ?
– Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.
– Mais ils peuvent venir d’un moment à l’autre, car tu leur as fait dire que je les attendais ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, ne bouge pas d’ici ; s’ils viennent, préviens-les de ce qui m’est arrivé, qu’ils m’attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il y aurait danger, la maison peut être espionnée. Je cours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
– C’est bien, monsieur, dit Planchet.
– Mais tu resteras, tu n’auras pas peur ! dit d’Artagnan en revenant sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.
– Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas encore ; je suis brave quand je m’y mets, allez ; c’est le tout de m’y mettre ; d’ailleurs je suis Picard.
– Alors, c’est convenu, dit d’Artagnan, tu te fais tuer plutôt que de quitter ton poste.
– Oui, monsieur, et il n’y a rien que je ne fasse pour prouver à monsieur que je lui suis attaché. »
« Bon, dit en lui-même d’Artagnan, il paraît que la méthode que j’ai employée à l’égard de ce garçon est décidément la bonne : j’en userai dans l’occasion. »
Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà quelque peu fatiguées cependant par les courses de la journée, d’Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier.
M. de Tréville n’était point à son hôtel ; sa compagnie était de garde au Louvre ; il était au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu’à M. de Tréville ; il était important qu’il fût prévenu de ce qui se passait. D’Artagnan résolut d’essayer d’entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait être un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l’idée de passer le bac ; mais en arrivant au bord de l’eau, il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s’était aperçu qu’il n’avait pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud, il vit déboucher de la rue Dauphine un groupe composé de deux personnes et dont l’allure le frappa.
Les deux personnes qui composaient le groupe étaient : l’un, un homme ; l’autre, une femme.
La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l’homme ressemblait à s’y méprendre à Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que d’Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de La Harpe.
De plus, l’homme portait l’uniforme des mousquetaires.
Le capuchon de la femme était rabattu, l’homme tenait son mouchoir sur son visage ; tous deux, cette double précaution l’indiquait, tous deux avaient donc intérêt à n’être point reconnus.
Ils prirent le pont : c’était le chemin de d’Artagnan, puisque d’Artagnan se rendait au Louvre ; d’Artagnan les suivit.
D’Artagnan n’avait pas fait vingt pas, qu’il fut convaincu que cette femme, c’était Mme Bonacieux, et que cet homme, c’était Aramis.
Il sentit à l’instant même tous les soupçons de la jalousie qui s’agitaient dans son coeur.
Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu’il aimait déjà comme une maîtresse. Mme Bonacieux lui avait juré ses grands dieux qu’elle ne connaissait pas Aramis, et un quart d’heure après qu’elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait au bras d’Aramis.
D’Artagnan ne réfléchit pas seulement qu’il connaissait la jolie mercière depuis trois heures seulement, qu’elle ne lui devait rien qu’un peu de reconnaissance pour l’avoir délivrée des hommes noirs qui voulaient l’enlever, et qu’elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant outragé, trahi, bafoué ; le sang et la colère lui montèrent au visage, il résolut de tout éclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s’étaient aperçus qu’ils étaient suivis, et ils avaient doublé le pas. D’Artagnan prit sa course, les dépassa, puis revint sur eux au moment où ils se trouvaient devant la Samaritaine, éclairée par un réverbère qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont.
D’Artagnan s’arrêta devant eux, et ils s’arrêtèrent devant lui.
« Que voulez-vous, monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d’un pas et avec un accent étranger qui prouvait à d’Artagnan qu’il s’était trompé dans une partie de ses conjectures.
– Ce n’est pas Aramis ! s’écria-t-il.
– Non, monsieur, ce n’est point Aramis, et à votre exclamation je vois que vous m’avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
– Vous me pardonnez ! s’écria d’Artagnan.
– Oui, répondit l’inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce n’est pas à moi que vous avez affaire.
– Vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan, ce n’est pas à vous que j’ai affaire, c’est à madame.
– À madame ! vous ne la connaissez pas, dit l’étranger.
– Vous vous trompez, monsieur, je la connais.
– Ah ! fit Mme Bonacieux d’un ton de reproche, ah monsieur ! j’avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme ; j’espérais pouvoir compter dessus.
– Et moi, madame, dit d’Artagnan embarrassé, vous m’aviez promis…
– Prenez mon bras, madame, dit l’étranger, et continuons notre chemin. »
Cependant d’Artagnan, étourdi, atterré, anéanti par tout ce qui lui arrivait, restait debout et les bras croisés devant le mousquetaire et Mme Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et écarta d’Artagnan avec la main.
D’Artagnan fit un bond en arrière et tira son épée.
En même temps et avec la rapidité de l’éclair, l’inconnu tira la sienne.
« Au nom du Ciel, Milord ! s’écria Mme Bonacieux en se jetant entre les combattants et prenant les épées à pleines mains.
– Milord ! s’écria d’Artagnan illuminé d’une idée subite, Milord ! pardon, monsieur ; mais est-ce que vous seriez…
– Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux à demi-voix ; et maintenant vous pouvez nous perdre tous.
– Milord, madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l’aimais, Milord, et j’étais jaloux ; vous savez ce que c’est que d’aimer, Milord ; pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Grâce.
– Vous êtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant à d’Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement ; vous m’offrez vos services, je les accepte ; suivez-nous à vingt pas jusqu’au Louvre ; et si quelqu’un nous épie, tuez-le ! »
D’Artagnan mit son épée nue sous son bras, laissa prendre à Mme Bonacieux et au duc vingt pas d’avance et les suivit, prêt à exécuter à la lettre les instructions du noble et élégant ministre de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune séide n’eut aucune occasion de donner au duc cette preuve de son dévouement, et la jeune femme et le beau mousquetaire rentrèrent au Louvre par le guichet de l’Échelle sans avoir été inquiétés…
Quant à d’Artagnan, il se rendit aussitôt au cabaret de la Pomme de Pin, où il trouva Porthos et Aramis qui l’attendaient.
Mais, sans leur donner d’autre explication sur le dérangement qu’il leur avait causé, il leur dit qu’il avait terminé seul l’affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention. Et maintenant, emportés que nous sommes par notre récit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les détours du Louvre, le duc de Buckingham et son guide.
XII. Georges Villiers, duc de Buckingham
Madame Bonacieux et le duc entrèrent au Louvre sans difficulté ; Mme Bonacieux était connue pour appartenir à la reine ; le duc portait l’uniforme des mousquetaires de M. de Tréville, qui, comme nous l’avons dit, était de garde ce soir-là. D’ailleurs Germain était dans les intérêts de la reine, et si quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accusée d’avoir introduit son amant au Louvre, voilà tout ; elle prenait sur elle le crime : sa réputation était perdue, il est vrai, mais de quelle valeur était dans le monde la réputation d’une petite mercière ?
Une fois entrés dans l’intérieur de la cour, le duc et la jeune femme suivirent le pied de la muraille pendant l’espace d’environ vingt-cinq pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement fermée la nuit ; la porte céda ; tous deux entrèrent et se trouvèrent dans l’obscurité, mais Mme Bonacieux connaissait tous les tours et détours de cette partie du Louvre, destinée aux gens de la suite. Elle referma les portes derrière elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en tâtonnant, saisit une rampe, toucha du pied un degré, et commença de monter un escalier : le duc compta deux étages. Alors elle prit à droite, suivit un long corridor, redescendit un étage, fit quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa le duc dans un appartement éclairé seulement par une lampe de nuit, en disant : « Restez ici, Milord duc, on va venir. » Puis elle sortit par la même porte, qu’elle ferma à la clef, de sorte que le duc se trouva littéralement prisonnier.