Книга Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - читать онлайн бесплатно, автор Луи-Фердинанд Селин. Cтраница 10
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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

La mer nous enfermait dans ce cirque boulonné. Les machinistes eux-mêmes étaient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journées avant l’escale, journées décisives, plusieurs toreros s’offrirent. Et plus je fuyais l’esclandre et plus on devenait agressif, imminent à mon égard. Ils se faisaient déjà la main les sacrificateurs. On me coinça ainsi entre deux cabines, au revers d’une courtine. Je m’échappai de justesse, mais il me devenait franchement périlleux de me rendre aux cabinets. Quand nous n’eûmes donc plus que ces trois jours de mer devant nous j’en profitai pour définitivement renoncer à tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout était accablant de haine et d’ennui. Il faut dire aussi qu’il est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides en deviendraient bizarres, à plus forte raison ces abrutis chimériques.

Un sacrifice! J’allais y passer. Les choses se précisèrent un soir après le dîner où je m’étais quand même rendu, tracassé par la faim. J’avais gardé le nez au-dessus de mon assiette, n’osant même pas sortir mon mouchoir de ma poche pour m’éponger. Nul ne fut à bouffer jamais plus discret que moi. Des machines vous montait, assis, sous le derrière, une vibration incessante et menue. Mes voisins de table devaient être au courant de ce qu’on avait décidé à mon égard, car ils se mirent, à ma surprise, à me parler librement et complaisamment de duels et d’estocades, à me poser des questions… À ce moment aussi, l’institutrice du Congo, celle qui avait l’haleine si forte, se dirigea vers le salon. J’eus le temps de remarquer qu’elle portait une robe en guipure de grand apparat et se rendait au piano avec une sorte de hâte crispée, pour jouer, si l’on peut dire, certains airs dont elle escamotait toutes les finales. L’ambiance devint intensément nerveuse et furtive.

Je ne fis qu’un bond pour aller me réfugier dans ma cabine. Je l’avais presque atteinte quand un des capitaines de la coloniale, le plus bombé, le plus musclé de tous, me barra net le chemin, sans violence, mais fermement. « Montons sur le pont », m’enjoignit-il. Nous y fûmes en quelques pas. Pour la circonstance, il portait son képi le mieux doré, il s’était boutonné entièrement du col à la braguette, ce qu’il n’avait pas fait depuis notre départ. Nous étions donc en pleine cérémonie dramatique. Je n’en menais pas large, le cœur battant à hauteur du nombril.

Ce préambule, cette impeccabilité anormale me fit présager une exécution lente et douloureuse. Cet homme me faisait l’effet d’un morceau de la guerre qu’on aurait remis brusquement devant ma route, entêté, coincé, assassin.

Derrière lui, me bouclant la porte de l’entrepont, se dressaient en même temps quatre officiers subalternes, attentifs à l’extrême, escorte de la Fatalité.

Donc, plus moyen de fuir. Cette interpellation avait dû être minutieusement réglée. « Monsieur, vous avez devant vous le capitaine Frémizon des troupes coloniales! Au nom de mes camarades et des passagers de ce bateau justement indignés par votre inqualifiable conduite, j’ai l’honneur de vous demander raison!.. Certains propos que vous avez tenus à notre sujet depuis votre départ de Marseille sont inacceptables!.. Voici le moment, monsieur, d’articuler bien haut vos griefs!.. De proclamer ce que vous racontez honteusement tout bas depuis vingt et un jours! De nous dire enfin ce que vous pensez… »

Je ressentis en entendant ces mots un immense soulagement. J’avais redouté quelque mise à mort imparable, mais ils m’offraient, puisqu’il parlait, le capitaine, une manière de leur échapper. Je me ruai vers cette aubaine. Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s’y connaît. C’est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l’étripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons d’une persécution dont on est l’objet. Y échapper suffit au sage.

« Capitaine! lui répondis-je avec toute la voix convaincue dont j’étais capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur vous alliez commettre! Vous! Moi! Comment me prêter à moi, les sentiments d’une semblable perfidie? C’est trop d’injustice en vérité! J’en ferais capitaine une maladie! Comment? Moi hier encore défenseur de notre chère patrie! Moi, dont le sang s’est mêlé au vôtre pendant des années au cours d’inoubliables batailles! De quelle injustice alliez-vous m’accabler capitaine! »

Puis, m’adressant au groupe entier:

« De quelle abominable médisance, messieurs, êtes-vous devenus les victimes? Aller jusqu’à penser que moi, votre frère en somme, je m’entêtais à répandre d’immondes calomnies sur le compte d’héroïques officiers! C’est trop! vraiment c’est trop! Et cela au moment même où ils s’apprêtent ces braves, ces incomparables braves à reprendre, avec quel courage, la garde sacrée de notre immortel empire colonial! poursuivis-je. Là où les plus magnifiques soldats de notre race se sont couverts d’une gloire éternelle. Les Mangin! les Faidherbe, les Gallieni!.. Ah! capitaine! Moi? Ça? »

Je me tins en suspens. J’espérais être émouvant. Bienheureusement je le fus un petit instant. Sans traîner, alors, profitant de cet armistice de bafouillage, j’allai droit à lui et lui serrai les deux mains dans une étreinte d’émotion.

J’étais un peu tranquille ayant ses mains enfermées dans les miennes. Tout en les lui tenant, je continuais à m’expliquer avec volubilité et tout en lui donnant mille fois raison, je l’assurais que tout était à reprendre entre nous et par le bon bout cette fois! Que ma naturelle et stupide timidité seule se trouvait à l’origine de cette fantastique méprise! Que ma conduite certes aurait pu être interprétée comme un inconcevable dédain par ce groupe de passagers et de passagères « héros et charmeurs mélangés… Providentielle réunion de grands caractères et de talents… Sans oublier les dames incomparables musiciennes, ces ornements du bord!.. » Tout en faisant largement amende honorable, je sollicitai pour conclure qu’on m’admisse sans y surseoir et sans restriction aucune, au sein de leur joyeux groupe patriotique et fraternel… Où je tenais, dès ce moment, et pour toujours, à faire très aimable figure… Sans lui lâcher les mains, bien entendu, je redoublai d’éloquence.

Tant que le militaire ne tue pas, c’est un enfant. On l’amuse aisément. N’ayant pas l’habitude de penser, dès qu’on lui parle il est forcé pour essayer de vous comprendre de se résoudre à des efforts accablants. Le capitaine Frémizon ne me tuait pas, il n’était pas en train de boire non plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de penser. C’était énormément trop pour lui. Au fond, je le tenais par la tête.

Graduellement, pendant que durait cette épreuve d’humiliation, je sentais mon amour-propre déjà prêt à me quitter, s’estomper encore davantage, et puis me lâcher, m’abandonner tout à fait, pour ainsi dire officiellement. On a beau dire, c’est un moment bien agréable. Depuis cet incident, je suis devenu pour toujours infiniment libre et léger, moralement s’entend. C’est peut-être de la peur qu’on a le plus souvent besoin pour se tirer d’affaire dans la vie. Je n’ai jamais voulu quant à moi d’autres armes depuis ce jour, ou d’autres vertus.

Les camarades du militaire indécis, à présent eux aussi venus là exprès pour éponger mon sang et jouer aux osselets avec mes dents éparpillées, devaient pour tout triomphe se contenter d’attraper des mots dans l’air. Les civils accourus frémissants à l’annonce d’une mise à mort arboraient de sales figures. Comme je ne savais pas au juste ce que je racontais, sauf à demeurer à toute force dans la note lyrique, tout en tenant les mains du capitaine, je fixais un point idéal dans le brouillard moelleux, à travers lequel l’Amiral-Bragueton avançait en soufflant et crachant d’un coup d’hélice à l’autre. Enfin, je me risquai pour terminer à faire tournoyer un de mes bras au-dessus de ma tête et lâchant une main du capitaine, une seule, je me lançai dans la péroraison: « Entre braves, messieurs les Officiers, doit‐on pas toujours finir par s’entendre? Vive la France alors, nom de Dieu! Vive la France! » C’était le truc du sergent Branledore. Il réussit encore dans ce cas-là. Ce fut le seul cas où la France me sauva la vie, jusque-là c’était plutôt le contraire. J’observai parmi les auditeurs un petit moment d’hésitation, mais tout de même il est bien difficile à un officier aussi mal disposé qu’il puisse être, de gifler un civil, publiquement, au moment où celui‐ci crie si fortement que je venais de le faire: « Vive la France! » Cette hésitation me sauva.

J’empoignai deux bras au hasard dans le groupe des officiers et invitai tout le monde à venir se régaler au Bar à ma santé et à notre réconciliation. Ces vaillants ne résistèrent qu’une minute et nous bûmes ensuite pendant deux heures. Seulement les femelles du bord nous suivaient des yeux, silencieuses et graduellement déçues. Par les hublots du Bar, j’apercevais entre autres la pianiste institutrice entêtée qui passait et revenait au milieu d’un cercle de passagères, la hyène. Elles soupçonnaient bien ces garces que je m’étais tiré du guet-apens par ruse et se promettaient de me rattraper au détour. Pendant ce temps, nous buvions indéfiniment entre hommes sous l’inutile mais abrutissant ventilateur, qui se perdait à moudre depuis les Canaries le coton tiède atmosphérique. Il me fallait cependant encore retrouver de la verve, de la faconde qui puisse plaire à mes nouveaux amis, de la facile. Je ne tarissais pas, peur de me tromper, en admiration patriotique et je demandais et redemandais à ces héros chacun son tour, des histoires et encore des histoires de bravoure coloniale. C’est comme les cochonneries, les histoires de bravoure, elles plaisent toujours à tous les militaires de tous les pays. Ce qu’il faut au fond pour obtenir une espèce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais précieux quand même, c’est leur permettre en toutes circonstances, de s’étaler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n’y a pas de vanité intelligente. C’est un instinct. Il n’y a pas d’homme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux. Le rôle du paillasson admiratif est à peu près le seul dans lequel on se tolère d’humain à humain avec quelque plaisir. Avec ces soldats, je n’avais pas à me mettre en frais d’imagination. Il suffisait de ne pas cesser d’apparaître émerveillé. C’est facile de demander et de redemander des histoires de guerre. Ces compagnons-là en étaient bardés. Je pouvais me croire revenu aux plus beaux jours de l’hôpital. Après chacun de leurs récits, je n’oubliais pas de marquer mon appréciation comme je l’avais appris de Branledore, par une forte phrase: « Eh bien en voilà une belle page d’Histoire! » On ne fait pas mieux que cette formule. Le cercle auquel je venais de me rallier si furtivement, me jugea peu à peu devenu intéressant. Ces hommes se mirent à raconter à propos de guerre autant de balivernes qu’autrefois j’en avais entendues et plus tard racontées moi-même, alors que j’étais en concurrence imaginative avec les copains de l’hôpital. Seulement leur cadre à ceux‐ci était différent et leurs bobards s’agitaient à travers les forêts congolaises au lieu des Vosges ou des Flandres.

Mon capitaine Frémizon, celui qui l’instant auparavant se désignait encore pour purifier le bord de ma putride présence, depuis qu’il avait éprouvé ma façon d’écouter plus attentivement que personne, se mit à me découvrir mille gentilles qualités. Le flux de ses artères se trouvait comme assoupli par l’effet de mes originaux éloges, sa vision s’éclaircissait, ses yeux striés et sanglants d’alcoolique tenace finirent même par scintiller à travers son abrutissement et les quelques doutes en profondeur qu’il avait pu concevoir sur sa propre valeur et qui l’effleuraient encore dans les moments de grande dépression, s’estompèrent pour un temps, adorablement, par l’effet merveilleux de mes intelligents et pertinents commentaires.

Décidément, j’étais un créateur d’euphorie! On s’en tapait à tour de bras les cuisses! Il n’y avait que moi pour savoir rendre la vie agréable malgré toute cette moiteur d’agonie! N’écoutais-je pas d’ailleurs à ravir?

L’Amiral-Bragueton pendant que nous divaguions ainsi passait à plus petite allure encore, il ralentissait dans son jus;

plus un atome d’air mobile autour de nous, nous devions longer la côte et si lourdement, qu’on semblait progresser dans la mélasse.

Mélasse aussi le ciel au-dessus du bordage, rien qu’un emplâtre noir et fondu que je guignais avec envie. Retourner dans la nuit c’était ma grande préférence, même suant et geignant et puis d’ailleurs dans n’importe quel état! Frémizon n’en finissait pas de se raconter. La terre me paraissait toute proche, mais mon plan d’escapade m’inspirait mille inquiétudes… Peu à peu notre entretien cessa d’être militaire pour devenir égrillard et puis franchement cochon, enfin, si décousu, qu’on ne savait plus par où le prendre pour le continuer; l’un après l’autre mes convives y renoncèrent et s’endormirent et le ronflement les accabla, dégoûtant sommeil qui leur raclait les profondeurs du nez. C’était le moment ou jamais de disparaître. Il ne faut pas laisser passer ces trêves de cruauté qu’impose malgré tout la nature aux organismes les plus vicieux et les plus agressifs de ce monde.

Nous étions ancrés à présent, à très petite distance de la côte. On n’en apercevait que quelques lanternes oscillantes le long du rivage.

Tout le long du bateau vinrent se presser très vite cent tremblantes pirogues chargées de nègres braillards. Ces Noirs assaillirent tous les ponts pour offrir leurs services. En peu de secondes, je portai à l’escalier de départ mes quelques paquets préparés furtivement et filai à la suite d’un de ces bateliers dont l’obscurité me cachait presque entièrement les traits et la démarche. Au bas de la passerelle, et au ras de l’eau clapotante, je m’inquiétai de notre destination.

« Où sommes-nous? demandai-je.

– À Bambola-Fort-Gono! » me répondit cette ombre.

Nous nous mîmes à flotter librement à grands coups de pagaie. Je l’aidai pour qu’on aille plus vite.

J’eus encore le temps d’apercevoir une fois encore en m’enfuyant mes dangereux compagnons du bord. À la lueur des falots d’entreponts, écrasés enfin d’hébétude et de gastrite ils continuaient à fermenter en grognant à travers leur sommeil. Repus, vautrés, ils se ressemblaient tous à présent, officiers, fonctionnaires, ingénieurs et traitants, boutonneux, bedonnants, olivâtres, mélangés, à peu près identiques. Les chiens ressemblent aux loups quand ils dorment.

Je retrouvai la terre peu d’instants plus tard et la nuit, plus épaisse encore sous les arbres, et puis derrière la nuit toutes les complicités du silence.

Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance, au-dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient à peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu’à leurs personnes.

Bien au-dessous encore de ces notables les commerçants installés semblaient voler et prospérer plus facilement qu’en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à leurs rapines. Les fonctionnaires comprenaient, à mesure qu’ils devenaient plus fatigués et plus malades, qu’on s’était bien foutu d’eux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formulaires à remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient-ils sur les commerçants. L’élément militaire encore plus abruti que les deux autres bouffait de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine avec et des kilomètres de Règlements.

Tout le monde devenait, ça se comprend bien, à force d’attendre que le thermomètre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilités particulières et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l’administration, et puis entre cette dernière et les commerçants, et puis encore entre ceux-ci alliés temporaires contre ceux-là, et puis de tous contre le nègre et enfin des nègres entre eux. Ainsi, les rares énergies qui échappaient au paludisme, à la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonnés d’eux‐mêmes, comme des scorpions.

Toutefois, cette anarchie bien virulente se trouvait renfermée dans un cadre de police hermétique, comme les crabes dans leur panier. Ils bavaient en vain les fonctionnaires, et le Gouverneur trouvait d’ailleurs à recruter pour maintenir sa colonie en obédience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de nègres endettés que la misère chassait par milliers vers la côte, vaincus du commerce, venus à la recherche d’une soupe. On leur apprenait à ces recrues le droit et la façon d’admirer le Gouverneur. Il avait l’air le Gouverneur de promener sur son uniforme tout l’or de ses finances, et avec du soleil dessus c’était à ne pas y croire, sans compter les plumes.

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