Книга L'abîme - читать онлайн бесплатно, автор Чарльз Диккенс. Cтраница 2
bannerbanner
Вы не авторизовались
Войти
Зарегистрироваться
L'abîme
L'abîme
Добавить В библиотекуАвторизуйтесь, чтобы добавить
Оценить:

Рейтинг: 0

Добавить отзывДобавить цитату

L'abîme

– Pas le moins du monde. Vous avez été parfaitement raisonnable.

– Où en étais-je, Monsieur Bintrey?

– Vous en êtes resté… mais, à votre place, je ne voudrais pas m'agiter en reprenant ce sujet quant à présent…

– J'y veillerai, je serai sur mes gardes, – dit Wilding. – À quel endroit ce diable de bourdonnement m'a-t-il pris?

– Au rôti, au bouilli, et à la bière. Vous disiez: logeant sous le même toit, afin que nous puissions tous tant que nous sommes…

– Tous tant que nous sommes!.. Ah! c'est cela… Tous tant que nous sommes, bourdonnant ensemble…

– Là… là… – interrompit Bintrey. – Quand je vous disais que vos bons sentiments ne sont propres qu'à vous exalter, à vous faire du mal… Voulez-vous encore essayer de la pompe?

– Non! non! c'est inutile. Je vais bien, Monsieur Bintrey. Je reprends donc: Afin que nous puissions, tous tant que nous sommes, formant une sorte de famille… Voyez-vous, je n'ai jamais été accoutumé à l'existence personnelle que tout le monde mène dans son enfance. Plus tard j'ai été absorbé par ma pauvre chère mère. Après l'avoir perdue, je me suis trouvé bien plus apte à faire partie d'une association qu'à vivre seul. Je ne suis rien par moi-même… Ah! Monsieur Bintrey, faire mon devoir envers ceux qui dépendent de moi et me les attacher sans réserve, cette idée revêt à mes yeux un charme tout patriarcal et ravissant! Je ne sais quel effet elle peut produire sur vous…

– Sur moi? – répliqua Bintrey, – il n'importe guère. Que suis-je en cette circonstance? Rien. C'est vous qui êtes tout, Monsieur Wilding? Par conséquent, l'effet que vos idées peuvent produire sur moi est ce qu'il y a de plus indifférent au monde.

– Oh! – s'écria Wilding avec un feu extraordinaire, – mon plan me parait, à moi, délicieux…

– En vérité! – interrompit brusquement l'homme d'affaires, – si j'étais à votre place, je ne voudrais pas m'agi…

– Ne craignez rien, – fit Wilding. – Tenez! – continua-t-il en prenant sur un meuble un gros livre de musique. – Voici Haendel.

– Haendel, – répéta Bintrey avec un grognement menaçant, – qui est cela?

– Haendel!.. Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, Mendelssohn, je connais tous les chœurs de ces maîtres. C'est la collection de la chapelle des Enfants Trouvés. Les belles antiennes! Pourquoi ne les apprendrions-nous pas ensemble?

– Ensemble? que veut dire cet «ensemble?» – s'écria l'homme d'affaires exaspéré, – qui apprendra ces antiennes?

– Qui?.. le patron et les employés.

– À la bonne heure! c'est autre chose.

Pendant un moment il avait cru que Wilding allait lui répondra: l'homme d'affaires et le client: vous et moi!

– Non, ce n'est pas autre chose, – reprit Wilding, – c'est la même chose. La musique doit surtout servir de lien entre nous. Monsieur Bintrey, nous formerons un chœur dans quelque paisible église, près du Carrefour des Écloppés, après que nous aurons, avec joie, chanté ensemble, nous reviendrons ici dîner ensemble avec plaisir. Ce qui me préoccupe maintenant, c'est de mettre ce système en pratique dans le plus bref délai possible, de façon que mon nouvel associé se trouve établi en arrivant dans la maison.

– Grand bien vous fasse! – s'écria Bintrey en se levant. – Est-ce que Laddle sera aussi l'associé de Haendel, Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, et Mendelssohn?

– Je l'espère.

– Je souhaite que ces messieurs en soient contents, reprit Bintrey. – Adieu, monsieur.

Ils se serrèrent la main et se séparèrent. À peine Bintrey s'était-il éloigné que l'on frappa à la porte. Quelqu'un entra dans le bureau de Wilding par une porte de communication qui s'ouvrait dans la salle où se tenaient les commis. C'était le chef des garçons de cave de Wilding et Co., jadis chef des garçons de cave de Pebblesson Neveu, Joey Laddle, lui-même, un homme lent et grave, comme architecture humaine un portefaix. Il était vêtu d'un vêtement froncé et d'un tablier à bavette qui ressemblait à la fois à un paillasson et à la peau d'un rhinocéros.

– … Quant à la même nourriture et au même logement, Monsieur Wilding, mon jeune maître… – dit-il, en entrant, d'un ton bourru.

– Quoi! Joey…

– Eh bien! s'il faut parler pour moi, Monsieur Wilding… et jamais je n'ai parlé ni ne parlerai pour d'autres que pour moi… je n'ai aucun besoin, ni d'être nourri, ni d'être logé. Si cependant vous désirez me loger et me nourrir, soit… je puis manger comme tout le monde et je me soucie moins de l'endroit où je mangerai que de ce qu'on me fera manger, ne vous en déplaise. Est-ce que tous vos employés vont aussi vivre chez vous, mon jeune maître? Les deux autres garçons de cave, les trois porteurs, les deux apprentis, les hommes de journée… tout le monde?

– Oui, Joey… et j'espère que nous formerons une famille unie.

– Bon, – dit Joey, – je l'espère pour eux.

– Pour eux?.. Dites aussi pour nous.

Joey Laddle secoua la tête.

– Ne comptez pas trop sur moi pour cela, Monsieur Wilding, mon jeune maître. Ce n'est pas à mon âge, et après les circonstances qui ont formé mon caractère, qu'on se prend tout d'un coup à aimer la société. Lorsque Pebblesson Neveu me disaient: «Joey, tâche donc de prendre une figure plus enjouée,» je leur ai souvent répondu: «C'est bon à vous qui êtes accoutumés à boire le vin, d'avoir un visage gai. Moi je ne fais que le respirer par les pores de ma peau. Pris de cette façon, il agit différemment. Autre chose, messieurs, de remplir vos verres dans une bonne salle à manger, bien chaude, en poussant un Hip hurrah! vigoureux et en portant des toasts aux convives; autre chose de s'en remplir soi-même par les pores et par les poumons, au fond d'une cave basse et noire et dans une atmosphère moisie.» Je disais cela à Pebblesson Neveu. Ah! Monsieur Wilding, mon jeune maître, j'ai été garçon de cave toute ma vie, j'ai appliqué toute mon intelligence au travail, et me voilà aussi abruti qu'un homme peut l'être. Allez! vous ne trouverez pas plus abruti que moi. Vous ne trouverez pas non plus mon égal en humeur noire. Chantez, videz gaiement vos verres. On dit que chaque goutte que vous répandez sur vous efface une ride… je ne dis pas non. Mais essayez de humer le vin par vos pores quand vous n'en avez pas besoin. Et vous verrez.

– Je suis désolé de ce que vous me dites, Joey, – répondit Wilding. – Et moi qui avais espéré que vous réuniriez une classe de chant dans cette maison.

– Moi, monsieur!.. Monsieur Wilding, mon jeune maître, vous ne prendrez pas Joey Laddle à s'occuper d'harmonie! Une machine à avaler, monsieur, c'est tout ce que je puis être en dehors de mes caves! L'estomac n'est pas mauvais. Cependant, je vous remercie, puisque vous pensez que je vaux la peine que vous voulez prendre en me faisant vivre chez vous.

– Je le veux, Joey.

– N'en parlons plus, monsieur. C'est dit… Mais, monsieur, n'êtes-vous pas sur le point de prendre le jeune George Vendale comme associé dans cette maison?

– Oui.

– Un changement de plus. Au moins ne changez pas encore la raison sociale. Ne faites pas cela. Vous l'avez déjà fait une fois. Et je vous le demande, n'aurait-il pas mieux valu conserver «Pebblesson et Co.», qui avaient toujours eu de la chance? On ne doit point risquer de changer la chance quand elle est bonne.

– Je ne modifierai point la raison sociale, Joey.

– Je suis content de l'apprendre, Monsieur Wilding, et je vous souhaite le bonjour. Mais vous auriez certainement mieux fait de conserver «Pebblesson et Co.» Vous auriez mieux fait.

La femme de charge entre

Le lendemain, Walter Wilding était assis dans la salle à manger, prêt à recevoir les postulantes à ces hautes fonctions de femme de charge qu'il allait créer dans sa maison. Cette salle était une pièce entièrement boisée, parquetée de chêne, avec un tapis de Smyrne fort usé, le meuble était en acajou noir, un vieux serviteur de meuble qui avait connu plus d'une fois le baiser réparateur du vernis sous Pebblesson. Le grand buffet avait vu bien des dîners d'affaires que Pebblesson Neveu ne marchandait pas à sa clientèle, ayant pour principe qu'un bon commerçant ne doit jamais hésiter à donner libéralement un œuf pour recevoir un bœuf. Trois grands réchauds dormaient sur la grande cheminée qu'ils couvraient presque tout entière en compagnie d'une cave à vins qui affectait la forme d'un sarcophage, et qui avait, en effet, dans son temps, enseveli bien des liqueurs. Mais le vieux célibataire rubicond, en grande perruque à marteau, dont le portrait était accroché à la muraille, au-dessus de ce majestueux buffet; et qu'on pouvait reconnaître pour Pebblesson (pas le neveu) ne s'était-il pas avisé, lui aussi, d'aller habiter un sarcophage? Depuis lors ces réchauds étaient demeurés froids, aussi froids que le vieux négociant lui-même.

Tout, d'ailleurs, dans ce vieux logis, avait un air de vétusté glacée. Les griffons noir et or qui supportaient les candélabres, tenant des boules noires et des chaînes d'or dans leurs gueules, montraient une mine piteuse qui semblait demander grâce pour une attitude si gênante et qu'ils gardaient depuis si longtemps. On voyait bien qu'à leur âge ils ne se sentaient plus le cœur de jouer à la balle. Ils secouaient leurs chaînes comme pour protester qu'ils avaient bien acquis le droit d'être libres. Et, cependant, ils demeuraient enchaînés à la même place, devant les mêmes objets qu'ils regardaient avec tant d'ennui, depuis tant d'années, et rien ne changeait dans l'antique maison, rien que les maîtres!

Justement cette matinée d'été vit un événement aussi surprenant que la découverte d'un nouveau monde par le vieux Colomb. Le ciel, à force de regarder d'en haut, découvrit le Carrefour des Écloppés. La lumière et la chaleur y pénétrèrent. Un rayon s'en vint jouer sur un portrait de femme suspendu au-dessus de la cheminée et qui composait, avec le portrait de Pebblesson l'oncle, la seule décoration de la salle à manger de Wilding.

Wilding contemplait cette peinture.

– Ma mère à vingt-cinq ans, – se disait-il.

Et ses yeux suivaient avec ravissement ce rayon béni… Il pensait qu'il avait accroché là cette toile afin que les visiteurs pussent admirer sa mère dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Quant à un autre portrait qui avait été fait de la morte, alors qu'elle avait cinquante ans, il l'avait mis dans sa chambre à coucher comme un souvenir avec lequel il voulait toujours vivre…

– Quoi! c'est vous, Jarvis, – dit-il.

Ces mots s'adressaient à un de ses commis qui venait de passer la tête par la porte entre-baillée.

– Oui, – répliqua Jarvis, – je voulais seulement vous dire, monsieur, qu'il va être dix heures et que plusieurs femmes attendent dans le bureau.

– Mon Dieu! – s'écria Wilding, qui rougit et qui pâlit en même temps, – sont-elles vraiment plusieurs?.. J'aurais mieux fait de les faire introduire quand il n'y en avait qu'une ou deux. Je les recevrai donc, chacune à son tour, Jarvis, dans l'ordre de leur arrivée.

Ce disant, il se retrancha derrière la table, s'enfonça bien dans son fauteuil, et mit devant lui un grand encrier, puis il donna l'ordre d'introduire les postulantes.

Il lui arriva ce qui doit arriver en semblable circonstance à tout célibataire connu pour être à son aise. Wilding vit défiler devant lui l'espèce ordinaire des femmes répugnantes et l'ordinaire espèce des femmes trop sympathiques. La première qui se présenta fut la veuve d'un boucanier déterminée à s'emparer de lui quand même; elle étreignait son parapluie sous son bras comme si elle se fût imaginée que ce parapluie était Walter Wilding lui-même et qu'elle le tenait déjà dans ses serres. Vinrent ensuite plusieurs de ces vieilles filles qui «ont vu de meilleurs jours» et qui arrivent armées de certificats cléricaux attestant que la théologie ne leur est point étrangère; puis ce fut le tour des demoiselles, qui s'offraient à Wilding pour l'épouser sans façon. Il vint encore des femmes de charge de profession, aux allures militaires, qui lui firent subir un interrogatoire en règle sur ses mœurs et ses habitudes; de languissantes malades pour qui la question des gages n'était que secondaire et qui recherchaient surtout le confort d'un hospice particulier; de sensibles créatures qui éclataient en pleurs dès que Wilding leur adressait une question et auxquelles il dut faire boire plusieurs verres d'eau sucrée pour les apaiser, etc.

Le courage de Wilding allait lui manquer quand une nouvelle venue se présenta.

C'était une femme de cinquante ans environ, bien qu'à certains moments elle parût plus jeune, par exemple quand elle souriait. Sa figure avait une remarquable expression de gaieté placide, qui semblait indiquer une égalité de caractère toujours bien rare. On n'aurait pu désirer une attitude meilleure ni mieux soutenue; et il n'était pas jusqu'au son de sa voix qui ne fût en parfaite harmonie avec la réserve de ses manières. Wilding acheva d'être séduit, lorsqu'à la question suivante qu'il lui fit avec douceur: – Quel nom inscrirai-je, madame?

Elle répondit: – Je me nomme Sarah Goldstraw. Mon mari est mort depuis de longues années. Je n'ai pas d'enfants.

Cette voix frappa si agréablement l'oreille de Wilding, tandis qu'il prenait ses notes, qu'il ne se hâta point de les prendre et qu'il pria Madame Goldstraw de lui répéter son nom. Lorsqu'il releva la tête, le regard de l'étrangère venait de se promener autour de la chambre et retournait vers lui.

– Vous m'excuserez de vous adresser encore quelques questions? – fit Wilding.

– Certainement, monsieur, si je ne voulais pas être interrogée, je n'aurais rien à faire ici.

– Avez-vous déjà rempli les fonctions de femme de charge?

– Une fois seulement. J'ai servi une dame qui était veuve. Je l'ai servie pendant douze ans. C'était une pauvre malade qui est morte récemment, et c'est pourquoi vous me voyez en deuil.

– Je suis persuadé que cette dame a dû vous laisser les meilleures lettres de crédit? – reprit Wilding.

– Je crois qu'il m'est bien permis de dire que ce sont les meilleures qu'on puisse avoir, – répliqua-t-elle, – J'ai pensé que je vous épargnerais du temps et de la peine en prenant par écrit le nom et l'adresse des correspondants de cette dame, et je vous les ai apportés, monsieur.

Elle déposa une carte sur la table.

– Madame Goldstraw, – dit Wilding en prenant la carte, – vous me rappelez étrangement… Vous me rappelez des manières et un son de voix auxquels j'ai été accoutumé jadis… Oh! j'en suis sûr, bien que je ne puisse déterminer en ce moment ce qui se passe dans mon esprit… Mais votre air et votre attitude sont ceux d'une personne… Je devrais ajouter que cette personne était bonne et charmante.

Madame Goldstraw sourit.

– Eh bien! monsieur, – dit-elle, – j'en suis ravie.

– Oui, – reprit Wilding, répétant tout pensif ce qu'il venait de dire, – oui, charmante et bonne.

En même temps il jetait un regard à la dérobée sur sa future femme de charge.

– Mais sa grâce et sa bonté, c'est tout ce que je me rappelle. La mémoire est fugitive, et le souvenir est quelquefois comme un rêve à demi effacé. Je ne sais ce que vous pensez à ce sujet, Madame Goldstraw, mais c'est mon sentiment à moi.

Il est probable que c'était aussi le sentiment de Madame Goldstraw, car elle répondit par un signe d'assentiment. Wilding lui offrit de la mettre lui-même en communication immédiate avec le gentleman dont elle lui avait remis la carte; c'était un homme d'affaires qui habitait Doctor's Commons. Madame Goldstraw lui en témoigna sa reconnaissance, et comme Doctor's Commons n'était pas fort éloigné, Wilding la pria de repasser au bout de trois heures.

Les renseignements furent excellents. Wilding gagea donc Madame Goldstraw cette même après-midi. Elle devait entrer le lendemain et s'installer en qualité de femme de charge au Carrefour des Écloppés.

La femme de charge parle

Madame Goldstraw s'installa sans bruit dans la chambre qui lui avait été assignée; elle n'était point femme à déranger les domestiques, et, sans perdre de temps, elle se fit annoncer chez son nouveau maître pour lui demander ses instructions. Wilding la reçut dans la salle à manger, comme la veille. Ce fut là qu'après avoir échangé les civilités d'usage, ils s'assirent tous les deux pour tenir conseil sur les affaires de la maison.

– En ce qui concerne les repas, monsieur, – dit Madame Goldstraw, – aurai-je à m'en occuper pour un grand nombre de personnes ou pour vous seulement?

– Si je puis mettre à exécution un vieux projet que j'ai mûri, – répliqua Wilding, – vous aurez beaucoup de monde à table. Je suis garçon, Madame Goldstraw, et je désire vivre avec toutes les personnes que j'emploie comme si elles étaient de ma famille. Jusqu'à ce que ce projet s'accomplisse, vous n'aurez à songer qu'à moi et à mon nouvel associé; je ne puis vous renseigner sur ce point quant à ce qui le concerne; mais, pour moi, je puis bien me donner à vous comme un homme d'habitudes régulières et d'un appétit invariable…

– Et les déjeuners? – interrompit Madame Goldstraw, – y a-t-il quelque chose de particulier, monsieur, pour vos déjeuners?

Elle s'interrompit elle-même et laissa sa phrase inachevée. Ses yeux se détournaient de son maître et se dirigeaient vers la cheminée et vers ce portrait de femme… Si Wilding n'eût pas tenu désormais pour certain que Madame Goldstraw était une personne expérimentée et sérieuse, il eût pu croire que ses pensées s'égaraient un peu depuis le commencement de cet entretien.

– Je déjeune à huit heures, – dit-il; – j'ai une vertu et un vice: jamais je ne me fatigue de lard grillé et je suis extrêmement difficile quant à la fraîcheur des œufs.

Le regard de Madame Goldstraw se reporta enfin vers lui, mais à défaut de son regard, l'esprit de la femme de charge était encore partagé entre son maître et le portrait…

– Je prends du thé, – continua Wilding, – et peut-être suis-je un peu nerveux et enclin à l'impatience lorsque je le prends trop longtemps après qu'il a été fait… Si mon thé…

Ce fut à son tour de s'arrêter tout net et de ne point achever sa phrase. S'il n'avait pas été engagé dans la discussion d'un sujet aussi intéressant que celui-là, Madame Goldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses pensées, à lui aussi, commençaient à s'égarer.

– Si votre thé attend, monsieur… – reprit-elle, renouant poliment le fil perdu de ce bizarre entretien.

– Si mon thé?.. – répéta machinalement Wilding; il s'éloignait de plus en plus de son déjeuner; ses yeux se fixaient avec une curiosité croissante sur le visage de sa femme de charge. – Si mon thé!.. Mon Dieu, Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix que j'ai connus et que vous me rappelez? Ce souvenir me frappe aujourd'hui plus fortement encore que la première fois que je vous ai vue. Quel peut-il être?

– Quel peut-il être?.. – répéta Madame Goldstraw.

Ces derniers mots, elle les avait dits de l'air d'une personne qui songeait à tout autre chose. Wilding, qui ne cessait point de l'examiner, remarqua que ses yeux erraient sans cesse du côté de la cheminée. Il les vit se fixer sur le portrait de sa mère. En même temps les sourcils de Madame Goldstraw se contractèrent légèrement comme si elle faisait à cet instant un effort de mémoire dont elle avait à peine conscience.

– Feu ma pauvre chère mère, – lui dit-il, – quand elle avait vingt-cinq ans.

Madame Goldstraw le remercia d'un geste, pour la peine qu'il venait de prendre en lui nommant l'original de cette peinture. Son visage aussitôt se rasséréna. Elle ajouta poliment que ce portrait était celui d'une bien jolie dame.

Wilding ne lui répondit pas. Il était déjà retombé dans cette perplexité qui le tourmentait depuis une heure et dont il ne pouvait plus se défendre. Encore une fois il tenta de rassembler sa mémoire. Où donc avait-il vu cet air de figure, où donc avait-il entendu ce son de voix que Madame Goldstraw lui rappelait si exactement?

– Pardonnez-moi, – dit-il, – si je vous fais une nouvelle question, qui n'a trait ni à mon déjeuner ni à moi-même. Puis-je vous demander si vous n'avez jamais occupé d'autre position que celle de femme de charge?

– Si vraiment, – répliqua-t-elle, – j'ai débuté dans la vie d'une tout autre manière. J'ai été gardienne à l'Hospice des Enfants Trouvés.

– J'y suis! – s'écria Wilding en repoussant violemment son fauteuil et en se levant. – Par le ciel! ce sont les façons de ces excellentes femmes que les vôtres me rappellent si bien!

Madame Goldstraw le regarda d'un air stupéfait et pâlit. Elle se contint pourtant, baissa les yeux, et se tut.

– Qu'y a-t-il?.. – demanda Wilding. – Quelle est votre pensée?..

– Monsieur, – balbutia la femme de charge, – dois-je conclure de ce que vous venez de dire, que vous ayez été aux Enfants Trouvés?

– Certainement! – s'écria-t-il. – Je ne rougis pas de l'avouer.

– Vous avez été aux Enfants?.. Sous le nom que vous portez aujourd'hui?

– Sous le nom de Walter Wilding.

– Et la dame?..

Madame Goldstraw s'arrêta court, regardant encore le portrait. Ce regard exprimait maintenant, à ne point s'y méprendre, un vif sentiment d'alarme.

– Vous voulez parler de ma mère, – dit Wilding.

– Votre mère, – répéta-t-elle d'un air contraint, – votre mère vous a retiré de l'Hospice… Quel âge aviez-vous alors, monsieur?

– Onze ans et demi, Madame Goldstraw… Oh! c'est une aventure romanesque.

Il raconta l'histoire de la dame voilée qui lui avait parlé à l'Hospice, pendant le dîner des Enfants, et tout ce qui avait suivi cette rencontre. Il fit ce récit de ce ton communicatif, avec cet air de simplicité qu'il employait en toutes choses.

– Ma pauvre chère mère, – continua-t-il, – n'aurait jamais pu me reconnaître, si elle n'avait su émouvoir par sa douleur une femme de la maison qui eut pitié d'elle. Cette femme lui promit de toucher du doigt le petit Walter Wilding, en faisant sa ronde dans la salle… Ce fut ainsi que je retrouvai ma pauvre chère mère, après avoir été séparé d'elle depuis que j'étais au monde. Et, je vous l'ai dit, j'avais alors plus de onze ans.

Madame Goldstraw écoutait avec attention. Sa main, qu'elle avait posée sur la table, retomba inerte et froide sur ses genoux. Elle regarda fixement son nouveau maître, et son visage se couvrit d'une pâleur mortelle.

– Qu'ayez-vous, – s'écria Wilding, – qu'est-ce que cette émotion veut dire?.. De grâce, savez-vous quelque autre chose du passé?.. Avez-vous été mêlée à quelque autre incident qu'on ne m'a point fait connaître? Je me souviens que ma mère m'a parlé d'une autre personne de la maison, envers qui elle avait contracté une dette éternelle de reconnaissance. Lorsqu'elle s'était séparée de moi à ma naissance, une gardienne avait eu l'humanité de lui apprendre le nom qu'on m'avait donné. Cette gardienne, c'était vous.

– Que Dieu me pardonne! – répéta Madame Goldstraw, – c'était moi.

– Que Dieu vous pardonne! – répéta Wilding épouvanté. – Et qu'avez-vous donc fait de mal en cette occasion?.. Expliquez-vous, Madame Goldstraw.

– Je crois, – dit la femme de charge, – que nous ferions mieux d'en revenir à mes devoirs dans votre maison. Excusez-moi si je vous rappelle au sujet de notre entretien, monsieur. Vous déjeunez donc à huit heures?.. N'avez-vous pas l'habitude de faire un lunch?..

– Un lunch! – fit Wilding.

Cette terrible rougeur qui avait si fort effrayé, la veille, Bintrey, l'homme de loi, reparut sur le visage du jeune négociant. Wilding porta la main à sa tête. Visiblement il cherchait à remettre un peu d'ordre dans ses pensées avant que de reprendre la parole.

– Vous me cachez quelque chose, – dit-il brusquement à Madame Goldstraw.

– Je vous en prie, monsieur, faites-moi la grâce de me dire si vous prenez un lunch? – repartit la femme de charge.

– Je ne vous ferai point cette grâce, je ne reviendrai pas à notre sujet, Madame Goldstraw, entendez-vous, je n'y reviendrai pas avant que vous m'ayez dit pourquoi vous regrettez si peu d'avoir fait du bien à ma mère en cette circonstance terrible, – s'écria Wilding hors de lui. – Ma mère m'a parlé de vous avec un sentiment de gratitude inépuisable jusqu'à la fin de sa vie, et sachez bien que c'est me rendre un mauvais service que de vous taire et de ne point me répondre. Vous m'agitez, vous m'inquiétez, vous allez être la cause que mes étourdissements vont revenir.

Il porta encore la main à son front et de rouge qu'il était son visage devint violet.

– Il est dur pour moi, monsieur, au moment où j'entre à votre service, il est bien dur de vous dire une chose qui pourra me coûter la perte de vos bonnes grâces et de votre bienveillance, – répliqua lentement Madame Goldstraw. – Je vous prie seulement de remarquer, quoi qu'il advienne, que je ne suis pas libre de ne pas vous obéir. C'est vous qui me forcez à parler quand j'aurais été heureuse de me taire, et je ne romps le silence que parce qu'il vous alarme. Sachez donc que lorsque j'appris à la pauvre dame dont le portrait est là le nom sous lequel son enfant avait été baptisé, je manquai à tous mes devoirs. Mon imprudence a eu des suites fatales. Mais je vous dirai pourtant la vérité. Quelques mois après que j'eus fait connaître à cette dame le nom de son enfant, une autre dame étrangère se présenta dans la maison, désirant d'adopter un de nos petits garçons. Elle en avait apporté l'autorisation préalable et régulière; elle examina un grand nombre d'enfants sans se décider en faveur d'aucun; puis, ayant vu par hasard un de nos plus jeunes babies… un petit garçon aussi… confié à mes soins… je vous en prie, tâchez de demeurer maître de vous, monsieur… Il n'est pas nécessaire de prendre plus de détours, en vérité. L'enfant que la dame étrangère emmena avec elle était celui de la dame dont voici le portrait.