Elle reprit:
– Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la sauce, mais il me faut le plat.
Il demeurait embarrassé; enfin il prononça avec hésitation:
– Je voudrais raconter mon voyage depuis le commencement…
Alors elle s'assit, en face de lui, de l'autre côté de la grande table, et le regardant dans les yeux:
– Eh bien, racontez-le-moi d'abord, pour moi toute seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, et je choisirai ce qu'il faut prendre.
Mais comme il ne savait par où commencer, elle se mit à l'interroger comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui lui rappelaient des détails oubliés, des personnages rencontrés, des figures seulement aperçues.
Quand elle l'eut contraint à parler ainsi pendant un petit quart d'heure, elle l'interrompit tout à coup:
– Maintenant, nous allons commencer. D'abord, nous supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire des remarques de toute espèce, d'être naturel et drôle, si nous pouvons. Commencez:
«Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c'est que l'Algérie, tu le sauras. Je vais t'envoyer, n'ayant rien à faire dans la petite case de boue sèche qui me sert d'habitation, une sorte de journal de ma vie, jour par jour, heure par heure. Ce sera un peu vif quelquefois: tant pis, tu n'es pas obligé de le montrer aux dames de ta connaissance…»
Elle s'interrompit pour rallumer sa cigarette éteinte, et, aussitôt, le petit grincement criard de la plume d'oie sur le papier s'arrêta.
– Nous continuons, dit-elle.
«L'Algérie est un grand pays français sur la frontière des grands pays inconnus qu'on appelle le désert, le Sahara, l'Afrique centrale, etc., etc.
«Alger est la porte, la porte blanche et charmante de cet étrange continent.
«Mais d'abord il faut y aller, ce qui n'est pas rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un excellent écuyer, puisque je dresse les chevaux du colonel, mais on peut être bon cavalier et mauvais marin. C'est mon cas.
«Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appelions le docteur Ipéca? Quand nous nous jugions mûrs pour vingt-quatre heures d'infirmerie, pays béni, nous passions à la visite.
«Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, ses mains sur ses genoux, les bras formant pont, le coude en l'air, et il roulait ses gros yeux de loto en mordillant sa moustache blanche.
«Tu te rappelles sa prescription:
«Ce soldat est atteint d'un dérangement d'estomac. Administrez-lui le vomitif no 3 selon ma formule, puis douze heures de repos; il ira bien.»
«Il était souverain, ce vomitif, souverain et irrésistible. On l'avalait donc, puisqu'il le fallait. Puis, quand on avait passé par la formule du docteur Ipéca, on jouissait de douze heures de repos bien gagné.
«Eh bien, mon cher, pour atteindre l'Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irrésistible, selon la formule de la Compagnie Transatlantique.»
Elle se frottait les mains, tout à fait heureuse de son idée.
Elle se leva et se mit à marcher, après avoir allumé une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets de fumée qui sortaient d'abord tout droit d'un petit trou rond au milieu de ses lèvres serrées, puis s'élargissant, s'évaporaient en laissant par places, dans l'air, des lignes grises, une sorte de brume transparente, une buée pareille à des fils d'araignée. Parfois, d'un coup de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères et plus persistantes; parfois aussi elle les coupait d'un mouvement tranchant de l'index et regardait ensuite, avec une attention grave, les deux tronçons d'imperceptible vapeur disparaître lentement.
Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait point sa pensée.
Elle imaginait maintenant les péripéties de la route, portraiturait des compagnons de voyage inventés par elle, et ébauchait une aventure d'amour avec la femme d'un capitaine d'infanterie qui allait rejoindre son mari.
Puis, s'étant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l'Algérie, qu'elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de géographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien préparer à comprendre les questions sérieuses qui seraient soulevées dans les articles suivants.
Puis elle continua par une excursion dans la province d'Oran, une excursion fantaisiste, où il était surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles.
– Il n'y a que ça qui intéresse, disait-elle.
Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole employée à la manufacture d'alfa de Aïn-el-Hadjar. Elle racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyènes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs.
Et elle prononça d'une voix joyeuse:
– La suite à demain!
Puis, se relevant:
– C'est comme ça qu'on écrit un article, mon cher monsieur. Signez, s'il vous plaît.
Il hésitait.
– Mais signez donc.
Alors il se mit à rire, et écrivit au bas de la page: «Georges Duroy.»
Elle continuait à fumer en marchant; et il la regardait toujours, ne trouvant rien à dire pour la remercier, heureux d'être près d'elle, pénétré de reconnaissance et du bonheur sensuel de cette intimité naissante. Il lui semblait que tout ce qui l'entourait faisait partie d'elle, tout, jusqu'aux murs couverts de livres. Les sièges, les meubles, l'air où flottait l'odeur du tabac, avaient quelque chose de particulier, de bon, de doux, de charmant, qui venait d'elle.
Brusquement elle demanda:
– Qu'est-ce que vous pensez de mon amie, Mme de Marelle?
Il fut surpris:
– Mais… je la trouve… je la trouve très séduisante.
– N'est-ce pas?
– Oui, certainement.
Il avait envie d'ajouter: «Mais pas autant que vous.» Il n'osa point.
Elle reprit:
– Et si vous saviez comme elle est drôle, originale, intelligente! C'est une bohème, par exemple, une vraie bohème. C'est pour cela que son mari ne l'aime guère. Il ne voit que le défaut et n'apprécie point les qualités.
Duroy fut stupéfait d'apprendre que Mme de Marelle était mariée. C'était bien naturel, pourtant.
Il demanda:
– Tiens… elle est mariée? Et qu'est-ce que fait son mari?
Mme Forestier haussa tout doucement les épaules et les sourcils, d'un seul mouvement plein de significations incompréhensibles.
– Oh! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois à Paris. Ce que sa femme appelle «le service obligatoire» ou encore «la corvée de semaine», ou encore «la semaine sainte». Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez comme elle est fine et gentille. Allez donc la voir un de ces jours.
Duroy ne pensait plus à partir; il lui semblait qu'il allait rester toujours, qu'il était chez lui.
Mais la porte s'ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s'avança, qu'on n'avait point annoncé.
Il s'arrêta en voyant un homme. Mme Forestier parut gênée une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien qu'un peu de rose lui fût monté des épaules au visage:
– Mais entrez donc, mon cher. Je vous présente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste.
Puis, sur un ton différent, elle annonça:
– Le meilleur et le plus intime de nos amis, le comte de Vaudrec.
Les deux hommes se saluèrent en se regardant au fond des yeux, et Duroy tout aussitôt se retira.
On ne le retint pas. Il balbutia quelques remerciements, serra la main tendue de la jeune femme, s'inclina encore devant le nouveau venu, qui gardait un visage froid et sérieux d'homme du monde, et il sortit tout à fait troublé, comme s'il venait de commettre une sottise.
En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal à l'aise, obsédé par l'obscure sensation d'un chagrin voilé. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue; il ne trouvait point, mais la figure sévère du comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, avec des cheveux gris, l'air tranquille et insolent d'un particulier très riche et sûr de lui, revenait sans cesse dans son souvenir.
Et il s'aperçut que l'arrivée de cet inconnu, brisant un tête-à-tête charmant où son cœur s'accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette impression de froid et de désespérance qu'une parole entendue, une misère entrevue, les moindres choses parfois suffisent à nous donner.
Et il lui semblait aussi que cet homme, sans qu'il devinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là.
Il n'avait plus rien à faire jusqu'à trois heures; et il n'était pas encore midi. Il lui restait en poche six francs cinquante: il alla déjeuner au bouillon Duval. Puis il rôda sur le boulevard; et comme trois heures sonnaient, il monta l'escalier-réclame de la Vie Française.
Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisés, attendaient, tandis que, derrière une sorte de petite chaire de professeur, un huissier classait la correspondance qui venait d'arriver. La mise en scène était parfaite pour en imposer aux visiteurs. Tout le monde avait de la tenue, de l'allure, de la dignité, du chic, comme il convenait dans l'antichambre d'un grand journal.
Duroy demanda:
– M. Walter, s'il vous plaît?
L'huissier répondit:
– M. le directeur est en conférence. Si monsieur veut bien s'asseoir un peu. Et il indiqua le salon d'attente, déjà plein de monde.
On voyait là des hommes graves, décorés, importants, et des hommes négligés, au linge invisible, dont la redingote fermée jusqu'au col, portait sur la poitrine des dessins de taches rappelant les découpures des continents et des mers sur les cartes de géographie. Trois femmes étaient mêlées à ces gens. Une d'elles était jolie, souriante, parée, et avait l'air d'une cocotte; sa voisine, au masque tragique, ridée, parée aussi d'une façon sévère, portait en elle ce quelque chose de fripé, d'artificiel qu'ont, en général, les anciennes actrices, une sorte de fausse jeunesse éventée, comme un parfum d'amour ranci.
La troisième femme, en deuil, se tenait dans un coin, avec une allure de veuve désolée. Duroy pensa qu'elle venait demander l'aumône.
Cependant on ne faisait entrer personne, et plus de vingt minutes s'étaient écoulées.
Alors Duroy eut une idée, et, retournant trouver l'huissier:
– M. Walter m'a donné rendez-vous à trois heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M. Forestier n'est pas ici.
Alors on le fit passer par un long corridor qui l'amena dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient autour d'une large table verte.
Forestier, debout devant la cheminée, fumait une cigarette en jouant au bilboquet. Il était très adroit à ce jeu et piquait à tous coups la bille énorme en buis jaune sur la petite pointe de bois. Il comptait: «Vingt-deux, – vingt-trois, – vingt-quatre, – vingt-cinq.»
Duroy prononça: «Vingt-six». Et son ami leva les yeux, sans arrêter le mouvement régulier de son bras.
– Tiens, te voilà! Hier j'ai fait cinquante-sept coups de suite. Il n'y a que Saint-Potin qui soit plus fort que moi ici. As-tu vu le patron? Il n'y a rien de plus drôle que de regarder cette vieille bedole de Norbert jouer au bilboquet. Il ouvre la bouche comme pour avaler la boule.
Un des rédacteurs tourna la tête vers lui:
– Dis donc, Forestier, j'en connais un à vendre, un superbe, en bois des îles. Il a appartenu à la reine d'Espagne, à ce qu'on dit. On en réclame soixante francs. Ça n'est pas cher.
Forestier demanda:
– Où loge-t-il?
Et comme il avait manqué son trente-septième coup, il ouvrit une armoire où Duroy aperçut une vingtaine de bilboquets superbes, rangés et numérotés comme des bibelots dans une collection. Puis, ayant posé son instrument à sa place ordinaire, il répéta:
– Où loge-t-il, ce joyau?
Le journaliste répondit:
– Chez un marchand de billets du Vaudeville. Je t'apporterai la chose demain, si tu veux.
– Oui, c'est entendu. S'il est vraiment beau, je le prends; on n'a jamais trop de bilboquets.
Puis se tournant vers Duroy:
– Viens avec moi, je vais t'introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu'à sept heures du soir.
Ils retraversèrent le salon d'attente, où les mêmes personnes demeuraient dans le même ordre. Dès que Forestier parut, la jeune femme et la vieille actrice, se levant vivement, vinrent à lui.
Il les emmena, l'une après l'autre, dans l'embrasure de la fenêtre, et, bien qu'ils prissent soin de causer à voix basse, Duroy remarqua qu'il les tutoyait l'une et l'autre.
Puis, ayant poussé deux portes capitonnées, ils pénétrèrent chez le directeur.
La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d'écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait remarqués la veille.
M. Walter tenait les cartes et jouait avec une attention concentrée et des mouvements cauteleux, tandis que son adversaire abattait, relevait, maniait les légers cartons coloriés avec une souplesse, une adresse et une grâce de joueur exercé. Norbert de Varenne écrivait un article, assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, étendu tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux fermés.
On sentait là-dedans le renfermé, le cuir des meubles, le vieux tabac et l'imprimerie; on sentait cette odeur particulière des salles de rédaction que connaissent tous les journalistes.
Sur la table en bois noir aux incrustations de cuivre, un incroyable amas de papier gisait: lettres, cartes, journaux, revues, notes de fournisseurs, imprimés de toute espèce.
Forestier serra les mains des parieurs debout derrière les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie; puis, dès que le père Walter eut gagné, il présenta:
– Voici mon ami Duroy.
Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d'œil glissé par-dessus le verre des lunettes, puis il demanda:
– M'apportez-vous mon article? Ça irait très bien aujourd'hui, en même temps que la discussion Morel.
Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en quatre:
– Voici, monsieur.
Le patron parut ravi, et, souriant:
– Très bien, très bien. Vous êtes de parole. Il faudra me revoir ça, Forestier?
Mais Forestier s'empressa de répondre:
– Ce n'est pas la peine, monsieur Walter: j'ai fait la chronique avec lui pour lui apprendre le métier. Elle est très bonne.
Et le directeur, qui recevait à présent les cartes données par un grand monsieur maigre, un député du centre gauche, ajouta avec indifférence:
– C'est parfait, alors.
Forestier ne le laissa pas commencer sa nouvelle partie; et, se baissant vers son oreille:
– Vous savez que vous m'avez promis d'engager Duroy pour remplacer Marambot. Voulez-vous que je le retienne aux mêmes conditions?
– Oui, parfaitement.
Et prenant le bras de son ami, le journaliste l'entraîna pendant que M. Walter se remettait à jouer.
Norbert de Varenne n'avait pas levé la tête, il semblait n'avoir pas vu ou reconnu Duroy. Jacques Rival, au contraire, lui avait serré la main avec une énergie démonstrative et voulue de bon camarade sur qui on peut compter en cas d'affaire.
Ils retraversèrent le salon d'attente, et comme tout le monde levait les yeux, Forestier dit à la plus jeune des femmes, assez haut pour être entendu des autres patients:
– Le directeur va vous recevoir tout à l'heure. Il est en conférence en ce moment avec deux membres de la commission du budget.
Puis il passa vivement, d'un air important et pressé, comme s'il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus extrême gravité.
Dès qu'ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, et, tout en se remettant à jouer, et en coupant ses phrases pour compter les coups, il dit à Duroy:
– Voilà. Tu viendras ici tous les jours à trois heures et je te dirai les courses et les visites qu'il faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirée, soit dans la matinée. – Un, – je vais te donner d'abord une lettre d'introduction pour le chef du premier bureau de la préfecture de police, – deux, – qui te mettra en rapport avec un de ses employés. Et tu t'arrangeras avec lui pour toutes les nouvelles importantes, – trois, – du service de la préfecture, les nouvelles officielles et quasi officielles, bien entendu. Pour tout le détail, tu t'adresseras à Saint-Potin, qui est au courant, – quatre, – tu le verras tout à l'heure ou demain. Il faudra surtout t'accoutumer à tirer les vers du nez des gens que je t'enverrai voir, – cinq, – et à pénétrer partout malgré les portes fermées, – six. – Tu toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe, plus deux sous la ligne pour les échos intéressants de ton cru, – sept, – plus deux sous la ligne également pour les articles qu'on te commandera sur des sujets divers, – huit.
Puis il ne fit plus attention qu'à son jeu, et il continua à compter lentement, – neuf, – dix, – onze, – douze, – treize. – Il manqua le quatorzième, et, jurant:
– Nom de Dieu de treize; il me porte toujours la guigne, ce bougre-là. Je mourrai un treize certainement.
Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit à son tour un bilboquet dans l'armoire; c'était un tout petit homme qui avait l'air d'un enfant, bien qu'il fût âgé de trente-cinq ans; et plusieurs autres journalistes étant entrés, ils allèrent l'un après l'autre chercher le joujou qui leur appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, le dos au mur, qui lançaient en l'air, d'un mouvement pareil et régulier, les boules rouges, jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une lutte s'étant établie, les deux rédacteurs qui travaillaient encore se levèrent pour juger les coups.
Forestier gagna de onze points. Alors le petit homme à l'air enfantin, qui avait perdu, sonna le garçon de bureau et commanda: «Neuf bocks». Et ils se remirent à jouer en attendant les rafraîchissements.
Duroy but un verre de bière avec ses nouveaux confrères, puis il demanda à son ami:
– Que faut-il que je fasse?
L'autre répondit:
– Je n'ai rien pour toi aujourd'hui. Tu peux t'en aller si tu veux.
– Et… notre… notre… article… est-ce ce soir qu'il passera?
– Oui, mais ne t'en occupe pas: je corrigerai les épreuves. Fais la suite pour demain, et viens ici à trois heures, comme aujourd'hui.
Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le cœur joyeux et l'esprit allègre.
IV
Georges Duroy dormit mal, tant l'excitait le désir de voir imprimé son article. Dès que le jour parut, il fut debout, et il rôdait dans la rue bien avant l'heure où les porteurs de journaux vont, en courant, de kiosque en kiosque.
Alors il gagna la gare Saint-Lazare, sachant bien que la Vie Française y arriverait avant de parvenir dans son quartier. Comme il était encore trop tôt, il erra sur le trottoir.
Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés. Il se précipita: c'étaient le Figaro, le Gil-Blas, le Gaulois, l'Événement, et deux ou trois autres feuilles du matin; mais la Vie Française n'y était pas.
Une peur le saisit: «Si on avait remis au lendemain les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique, ou si, par hasard, la chose n'avait pas plu, au dernier moment, au père Walter?»
En redescendant vers le kiosque, il s'aperçut qu'on vendait le journal, sans qu'il l'eût vu apporter. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et parcourut les titres de la première page. – Rien. – Son cœur se mit à battre; il ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en lisant, au bas d'une colonne en grosses lettres: «Georges Duroy». Ça y était! quelle joie!
Il se mit à marcher, sans penser, le journal à la main, le chapeau sur le côté, avec une envie d'arrêter les passants pour leur dire: «Achetez ça – achetez ça! Il y a un article de moi». Il aurait voulu pouvoir crier de tous ses poumons, comme font certains hommes, le soir, sur les boulevards: «Lisez la Vie Française, lisez l'article de Georges Duroy: Les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique!» Et, tout à coup, il éprouva le désir de lire lui-même cet article, de le lire dans un endroit public, dans un café, bien en vue. Et il chercha un établissement qui fût déjà fréquenté. Il lui fallut marcher longtemps. Il s'assit enfin devant une espèce de marchand de vin où plusieurs consommateurs étaient déjà installés, et il demanda: «Un rhum», comme il aurait demandé: «Une absinthe», sans songer à l'heure. Puis il appela: «Garçon, donnez-moi la Vie Française».
Un homme à tablier blanc accourut:
– Nous ne l'avons pas, monsieur, nous ne recevons que le Rappel, le Siècle, la Lanterne, et le Petit Parisien.
Duroy déclara, d'un ton furieux et indigné:
– En voilà une boîte! Alors, allez me l'acheter.
Le garçon y courut, la rapporta. Duroy se mit à lire son article; et plusieurs fois il dit, tout haut: Très bien, très bien! pour attirer l'attention des voisins et leur inspirer le désir de savoir ce qu'il y avait dans cette feuille. Puis il la laissa sur la table en s'en allant. Le patron s'en aperçut, le rappela:
– Monsieur, monsieur, vous oubliez votre journal!
Et Duroy répondit:
– Je vous le laisse, je l'ai lu. Il y a d'ailleurs aujourd'hui, dedans, une chose très intéressante.
Il ne désigna pas la chose, mais il vit, en s'en allant, un de ses voisins prendre la Vie Française sur la table où il l'avait laissée.
Il pensa: «Que vais-je faire, maintenant?» Et il se décida à aller à son bureau toucher son mois et donner sa démission. Il tressaillait d'avance de plaisir à la pensée de la tête que feraient son chef et ses collègues. L'idée de l'effarement du chef, surtout, le ravissait.
Il marchait lentement pour ne pas arriver avant neuf heures et demie, la caisse n'ouvrant qu'à dix heures.
Son bureau était une grande pièce sombre, où il fallait tenir le gaz allumé presque tout le jour en hiver. Elle donnait sur une cour étroite, en face d'autres bureaux. Ils étaient huit employés là dedans, plus un sous-chef dans un coin, caché derrière un paravent.
Duroy alla d'abord chercher ses cent dix-huit francs vingt-cinq centimes, enfermés dans une enveloppe jaune et déposés dans le tiroir du commis chargé des payements, puis il pénétra d'un air vainqueur dans la vaste salle de travail où il avait déjà passé tant de jours.
Dès qu'il fut entré, le sous-chef, M. Potel, l'appela:
– Ah! c'est vous, monsieur Duroy? Le chef vous a déjà demandé plusieurs fois. Vous savez qu'il n'admet pas qu'on soit malade deux jours de suite sans attestation du médecin.
Duroy, qui se tenait debout au milieu du bureau, préparant son effet, répondit d'une voix forte:
– Je m'en fiche un peu, par exemple!
Il y eut parmi les employés un mouvement de stupéfaction, et la tête de M. Potel apparut, effarée, au-dessus du paravent qui l'enfermait comme une boîte.
Il se barricadait là dedans, par crainte des courants d'air, car il était rhumatisant. Il avait seulement percé deux trous dans le papier pour surveiller son personnel.
On entendait voler les mouches. Le sous-chef, enfin, demanda avec hésitation:
– Vous avez dit?
– J'ai dit que je m'en fichais un peu. Je ne viens aujourd'hui que pour donner ma démission. Je suis entré comme rédacteur à la Vie Française avec cinq cents francs par mois, plus les lignes. J'y ai même débuté ce matin.
Il s'était pourtant promis de faire durer le plaisir; mais il n'avait pu résister à l'envie de tout lâcher d'un seul coup.
L'effet, du reste, était complet. Personne ne bougeait.
Alors Duroy déclara:
– Je vais prévenir M. Perthuis, puis je viendrai vous faire mes adieux.
Et il sortit pour aller trouver le chef, qui s'écria en l'apercevant:
– Ah! vous voilà. Vous savez que je ne veux pas…
L'employé lui coupa la parole:
– Ce n'est pas la peine de gueuler comme ça…
M. Perthuis, un gros homme rouge comme une crête de coq, demeura suffoqué par la surprise.
Duroy reprit:
– J'en ai assez de votre boutique. J'ai débuté ce matin dans le journalisme, où on me fait une très belle position. J'ai bien l'honneur de vous saluer.