Книга Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur. - читать онлайн бесплатно, автор Mara Ming. Cтраница 2
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Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.
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Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.

Des deux côtés de la fenêtre, telles des icones, étaient collées deux affiches. La première invitait à assister à un combat de lutteurs japonais (des lettres mordantes, des couleurs criantes, et deux trombines asiatiques. Super moches). La deuxième annonçait John dans son incarnation la plus venimeuse: le rôle du pornographe Master John. Jusqu’à maintenant, je garde chez moi l’une de ces affiches; je la lui ai demandé un jour en souvenir. Sur celle-ci, Master John est reproduit jusqu’au milieu des cuisses: un marcel en maille, semblant avoir été fait à partir d’un bas de femme, un bandana rouge et un short de boxe, rouge et noir, électrisé par la magie de la rue. Des lunettes noires. Les lèvres tordues par un rictus tellement grivois qu’il est difficile de faire pire. Pincée désinvoltement du bout du doigt, Master John tient une cigarette près de sa bouche: tantôt la portant à ses lèvres, tantôt venant d’en avaler une bouffée. Un paquet de cigarettes est coincé dans l’élastique de son short. Toute la pose du héros exprime la force, l’impunité et le dévouement inconditionnel au vice. « Comment veux-tu t’enfuir d’un sous-marin?», c’est ce que me dit ce portrait.

Ce personnage – et ce n’étais pas la première fois que je le voyais – me procurait toujours une extase absolument enfantine: un concentré d’obscénité confinant à l’absurde. L’image de Master John était si corrosive qu’elle brûlait les yeux, les faisait se plisser et c’est tout juste si elle ne poussait pas à se signer. Jusqu’à présent, je ne suis pas sûre d’une chose: si je ne connaissais pas John, aurais-je deviné qu’il s’agit d’une caricature? Le striptease est une comédie et le striptease masculin est en doublement une, mais quand ils se retrouvent face au tabou, beaucoup de gens deviennent craintifs comme des enfants. Ils prennent tout absolument au sérieux.

D’ailleurs, à propos de striptease et de comédie, c’est justement John qui a éclairé ma lanterne: jusqu’à notre rencontre, j’étais convaincue que tous ces gars ne plaisantaient pas. Mais selon lui, il apparaissait qu’au contraire, ils plaisantaient! En revanche – John ne se lassait jamais de le préciser —, dans tout bon déshabillage qui se respecte, il doit toujours y avoir un scénario, une histoire. Sinon, tout perd son sens. J’ai vu quelques-uns de ses spectacles de striptease: effectivement, il y avait toujours un scénario. Parfois très réussi, parfois franchement raté, mais John n’avait pas peur d’expérimenter, tout comme il n’avait pas peur des échecs. John, une rose entre les dents (le pantalon en train de se déboutonner élégamment). John donnant un coup de fil à sa bien-aimée (une banane à la place du téléphone). En minijupe de midinette, avec des strass, les yeux soulignés d’une épaisse couche de noir et en collants noirs. Dans le rôle de Spiderman: en train de se déshabiller, bien sûr. Des histoires d’amour, de séduction, de course-poursuite, et parfois même un mélange de striptease et d’arts martiaux. Tsap – elle était elle aussi artiste – a exécuté une fois un striptease en jouant un gopnik2 de la banlieue de Moscou; je riais comme une baleine. Ça n’avait rien à voir avec les shows érotiques moscovites et leurs nanas molasses à l’air absent, aux mouvements d’automate (salacité pleine d’indifférence, poignée de fraises pourries au lait); non, c’était très gai. Gai et honteux.

Peut-être que c’est seulement après avoir croisé du regard le Master John de l’affiche que j’ai réalisé: oui, je suis vraiment à Avignon. Ne reste plus qu’à attendre des miracles.


– –


16th: Avignon with me (festival)

17th Aix-en-Provence (very nice city) with Alexis

18th to the 20th: Bandol (sea) with Edouard

20th: Toulouse with Cerone? We’ll see.

22nd: come back to Avignon to me

C’est à ça que ressemblait le plan de voyage que j’avais reçu dans une lettre de John, une semaine environ avant mon départ. Rien de superflu: tout était parfaitement clair et bien rempli. Je me souviens avoir été extrêmement émue: j’aurais moi-même trouvé comment me distraire, mais non, il avait impliqué ses amis, m’avait fait un emploi du temps. Ma gentille petite agence touristique.

Aujourd’hui nous sommes le seize: donc, c’est « Avignon with me (festival)».

John est resté torse nu, il a juste chopé un sac noir. Paolo a enfilé au-dessus de son legging rayé un autre pantalon, noir cette fois (le legging dépassait de l’élastique de celui-ci à la manière d’une pub frivole, mais il l’a rapidement couvert de son marcel). Sur les deux omoplates, il avait deux étoiles tatouées: grandes, très sobres. Simplement les contours des étoiles. On est sortis de la maison tous les trois.

La ville respirait déjà, et son souffle était pénible. Vers onze heures, le soleil s’est débarrassé de son amabilité matinale, il n’est resté nulle trace de ses tendres baisers furtifs: il brûlait de toute sa force. On a pénétré à nouveau dans la vieille ville: une rue étroite y menait (rue de la Carreterie, ai-je lu sur un panneau). Elle ressemblait au paysage colorisé d’une carte postale ancienne. Des tons pastels, des couleurs poussiéreuses. Les murs des maisons couverts de croûtes de peinture en train de s’écailler. Des balcons en fer forgé, des tuyaux en acier, et tout autour d’eux des fils électriques semblables à des spaghettis. Des affiches, des affiches, et encore des affiches, partout où c’était possible. Dans les vitrines des petits magasins, on voyait se dessiner dans l’ombre, tels des boulets de canon, des monticules de fruits et légumes.

Là où la langue du chemin se divisait en deux comme celle d’un reptile, débouchant sur une petite place avec une fontaine asséchée, s’était niché un bar; des tables en fer étaient disposées devant l’entrée. Tout près du mur, elles restaient encore à l’ombre, mais la plupart brûlait déjà sous le soleil. Le public se pressait vers le mur. On a occupé les dernières chaises libres.

Sorti des fraîches entrailles du bar, le serveur, un blond couleur de souris – le corps comme un compas, le visage comme un verre de glace – s’est glissé dehors. John a commandé des cafés. D’un air détaché, le serveur a fait un signe de tête, disparaissant à nouveau dans la fraîcheur de sa caverne. La place brillait tellement que ça faisait mal aux yeux de la regarder.

«So what do you do in life?» a demandé Paolo.

Je n’ai jamais aimé cette question. J’arrivais rarement à y répondre de façon claire. J’ai entonné mon vieux refrain :

«I have two professions…»

(L’essentiel maintenant est de ne pas entrer dans les détails)

«The first one is, let’s say, magazines. I’ve been working for a long time in woman glossies, you know – beauty, career, sex, five ways to seduce your best friend’s boyfriend. Cosmetics, clothes. All this.

– And what did you do exactly?» Il a tendu la main vers les cure-dents.

«Oh, different things. I was an editor of a small magazine, deputy chief editor, chief editor at last. And again an editor after, but that time of a big revue already. Then went for a freelance. Then I got tired, switched to social networks. (Regard perplexe). I mean Facebook, I manage pages of big companies.

– Quoi?!

– Vraiment?!

– Sérieusement?»

Les murs marron-jaunes des maisons, les platanes mal peignés, les réverbères se sont brusquement inclinés vers moi, se sont suspendus au-dessus de moi pour mieux entendre. Les pierres du pavé, comme des crabes, ont accouru de toute la ville à mes pieds; les enseignes se sont pliées pour ne pas laisser échapper un mot. L’Avignon en fête tout entier est parti dans un grand éclat de rire général, il a glapi, a hurlé :

«Vous avez entendu ça?

– Non mais elle est sérieuse?

– Des pages pour des entreprises sur Facebook? C’est quoi ces pages? Pour qui?

– Et c’est ça son travail?!

– Incroyable!»

Le rire a empli le monde entier. Un rire pas vraiment méchant, mais extrêmement surpris. J’ai eu moi-même l’impression soudain que j’avais prononcé quelque chose d’étrange. Comme le cerveau est bizarrement construit; toutes les composantes vieilles de deux jours à peine – Facebook, les grandes compagnies, les concerts d’opéra – sont devenus tout à coup de la pure fiction. Il m’a alors suffi de deux heures pour passer d’un système de référence à un autre. A celui où une occupation comme la gestion des pages sur Facebook pour des compagnies avait l’air vraiment étrange.

Mais d’un autre côté, était-ce quelque chose d’inattendu pour moi? Des versions différentes de la réalité tendent à s’annuler l’une l’autre.

J’ai balayé d’un revers de main les murs tordus de rire, d’autant que le visage de Paolo exprimait un intérêt poli, rien de plus. Avec son nez génial, cette expression lui seyait incroyablement bien. La courtoisie hautaine d’un grand d’Espagne, mais moi, je savais: là, sous le pantalon noir, il y avait un legging rayé.

«My second work, ai-je dit, it’s art. I deal with antiques.

– What do you mean? a demandé plus précisément Paolo. You sell old furniture?»

Cette question-là, on ne pouvait pas non plus y répondre en deux mots. J’ai pensé à nouveau qu’il me fallait une fois pour toutes prendre mon courage à deux mains et inventer une formulation compréhensible, faisant tenir en quelques mots cette multitude de choses confuses dont je m’occupais. Mettre fin à tous ces tourments. Mes réponses prolixes font naître encore plus de questions.

«I worked in a gallery, ai-je poursuivi avec empressement. When I realised that I’m fed up with glossies, every year is the same, I’ve obtained a second education of an art expert. Well, « obtained an education», it’s rather pompous saying, one can’t become an expert in two years. But it was at least something. I’ve got a job in a gallery. There was no old furniture, no, but I was selling pictures. Small vases, watches, statues and so on.»

J’ai décidé de taire tout ce qu’il y avait eu avant: le restaurant avec Anil, le studio X, l’agence matrimoniale, les pantalons au marché de nuit et tout le reste. Encore une heure de récits. Tout le monde en aurait eu marre.

«And with small vases, did you succeed? s’est enquis Paolo.

– Not really, ai-je avoué. But now I’ve got one proposal, one antique trader invited me to become a director of its publishing department. You know, to manage everything concerning texts. Leaflets, booklets, web-site. Their magazine. Emmm… Catalogues, something else probably, I don’t know. Good company, good people.

– Will you accept?» a demandé John. J’ai haussé les épaules :

«I think I will. Something confuses me, first of all, that it’s a work in the office, it’s full-time, it’s routine… But anyway this is not a bad variant; I did not want to return to office, but these people are really very nice. The position is great. The stability.»

Le mot « stability» dans ce monde de leggings rayés avait l’air aussi saugrenu qu’un palmier au milieu d’un village d’esquimau.

Le serveur de verre a apporté aux gars deux dés à coudre d’expresso; pour moi, c’était une chose incroyablement complexe, faite de plusieurs couches et recouverte d’un ample nuage de crème. Paolo a tendu la main vers le sucrier et en a extrait un morceau de sucre brun.

«Other people are inviting me to other places, they want me to read lections. And at the same time I’m starting an online-shop soon. So, there are a lot of things. I have to establish my priorities, I’m a bit confused. So I came here, to you, to have a rest, to clear things up in my head. Then I’ll go to Italy. You know how I often do? When I’m going to a journey, I usually put a question to this journey. And usually it gives me an answer. In one way or another.

– Hm,» a seulement répondu Paolo. Je n’ai pas compris s’il avait approuvé mes méthodes par cette interjection, ou s’il était simplement resté indifférent. Les murs, les enseignes, les platanes se sont brusquement reculés de moi et sont retournés à leur occupation: garder la ville, veiller à sa géométrie.

Pour soutenir la conversation, j’ai demandé :

«What are you juggling with? And where?

– With balls, a répondu Paolo. With big transparent balls. Just on the street. Like many people here.

– He is very poor», m’a fait savoir John.

Et soudain, sans bien savoir pourquoi, je me suis immédiatement sentie gênée: comme si j’étais assise avec eux tout en faisant semblant d’être une personne de la même tribu, alors que moi, en réalité, j’avais tout.

Feignant d’avoir les jambes engourdies, je me suis levée de table et me suis dirigée vers la fontaine. Là, sur un mur jaune aveugle, on avait dessiné quelqu’un de main de maître: un vagabond s’étant assis pour se reposer un peu. Un manteau qui en avait vu de toutes les couleurs, un chapeau enfoncé sur les yeux, des bottes raidies par la crasse. A ses pieds, un cabot hirsute tourne en rond. Tellement inoffensif de loin: les épaules tombantes, les mains sur les genoux, la sérénité et la bonté incarnées. Je me suis approchée et ai tressailli: dessous le chapeau, brillaient des yeux vifs et méchants.

Et si c’est vraiment comme ça, ai-je pensé. Si je mens à tout le monde?

Quand le café a été bu, Paolo a jeté son sac à dos sur l’épaule et, ayant tamponné ma joue d’un baiser d’au revoir, a couru s’entraîner. Et John a déclaré: maintenant on va à la Place du Palais. C’est là que l’essentiel se passe.

«And at four we have Japanese», a-t-il ajouté d’un ton sévère.

La rencontre avec une nouvelle ville ne doit pas commencer par de la fatigue; c’est tout comme venir à un premier rendez-vous avec la gueule de bois. Les nuages de mousseline dans ma tasse ne m’ont pas aidée, bien sûr. Ça m’était égal: si on va à la Place, alors on y va.

Si j’avais su que ce serait là-bas que l’irréparable se produirait, y serais-je allée?

Oui. J’y serais allée quand même.


– –


On est sortis de l’ombre bienveillante et on s’est remis en marche rue de la Carreterie. La rue: pas étroite, mais déjà assez resserrée, de la largeur d’un rapide regard. Les maisons semblent hautes. Et pourtant, il y a beaucoup de lumière. La lumière, comme une caresse, comme une déclaration d’amour. Le soleil a cessé de se montrer irritant. Les boutiques ont ouvert grand leurs bouches confiantes: des boutiques avec des fruits, des légumes, du tabac, des viennoiseries dorées. De petits cafés à deux chaises en rotin et des blanchisseries à deux machines. Des échoppes à kebabs, comme des grottes sombres, d’où s’échappait une odeur attirante de satiété.

«I’m not very talkative today, I’m sorry. Don’t take it to heart, s’est soudain mis en marche John, comme un poste radio. That’s because of my work. All that I can think now is show.»

Mais moi, je ne voulais pas parler; j’écarquillais mes yeux sur le monde. Des touristes paresseux cheminaient dans les rues. Appuyée à un panneau d’interdiction, une bicyclette rouge se reposait à l’ombre (rouillée, ai-je vu de plus près). Une tour horloge longiligne dépassait du contour brisé des toits: un grand escogriffe glandeur que l’on a assis sur le pupitre du fond, sous prétexte qu’il est le plus grand de la classe. Ca sentait la viennoiserie fraîche. Avignon commençait à me plaire.

Alors peut-être, m’a de nouveau traversé l’esprit cette pensée, que je feins vraiment d’être quelqu’un que je ne suis plus? Je me suis incrustée dans le film de quelqu’un d’autre et voilà que je suis là, à faire semblant? Pour parler franchement, j’avais déjà quitté le club des joyeux drilles et des débrouillards. Comme on dit (comme on dit de manière amusante), je m’étais rangée. Ça faisait à peu près trois ans que je vivais assez tranquillement, et on ne peut pas dire que c’était ennuyeux. Non, j’étais contente. J’avais un pied dans le mariage, je travaillais dans la rédaction d’une revue féminine, bruyante à souhait, où, soit dit en passant, on m’aimait bien. Puis, je me suis lassée, consumée et ai voulu encore une fois tout changer (avec moi, les brusques changements de cap ne se faisaient jamais attendre). J’ai passé deux ans à étudier dans une nouvelle branche: j’avais décidé de devenir experte en antiquités. Bien présomptueux, oui, mais les objets chargés d’histoire m’ont toujours fascinée (je pense que ça avait déjà commencé là-bas, dans la steppe. Avec mes expéditions). « Alors, comment vont les œufs de Fabergé?», me demandaient en ricanant mes ex-collègues de rédaction. Les œufs allaient bien, sauf que je ne les avais jamais vus: j’avais essentiellement affaire à des tableaux. Ça s’était goupillé comme ça. En général, je m’intéressais aux armes anciennes, mais je n’avais pas eu le temps de me faufiler chez les antiquaires qui s’en occupaient. Ou alors le destin m’a sauvée, je ne sais pas. A vache qui aime donner des coups de corne, Dieu ne donne pas de cornes, comme on dit.

Des revues féminines à la peinture, en passant par les armes: pas mal comme itinéraire, il faut le dire. De Moscou à Toula, en passant par Vladivostok. Mais c’est toujours comme ça dans ma vie. Ce n’est pas pour rien que j’ai dit: une route en serpentins.

Après l’université, j’ai trouvé un boulot dans une galerie, où j’ai appris à appeler Aïvazovski « Aïvaz» (t’aurais mieux fait d’apprendre quelque chose d’utile, dit mon père dans des cas pareils), déchiffrer des actes d’expertise, penser l’accrochage des tableaux. En fin de compte, ça ne s’est pas si mal passé. Le monde des antiquités, ce monde des illusions chatoyantes et des mystifications raffinées, je l’ai aimé, il me fascinait. Tout était si douteux et si joli. J’adorais écouter les experts se disputer (» Zakharov a dit, c’est une contrefaçon!» – « Et vous écoutez Zakharov, alors que plus un seul musée ne collabore avec lui!»). Regarder les restaurateurs qui, à l’aide d’un morceau de coton enroulé autour du bout d’un pinceau, enlèvent millimicron par millimicron, en le touchant à peine, le vieux vernis d’une peinture du dix-huitième siècle. Ils l’enlèvent pendant des heures, restent tranquillement debout en scrutant un carré de la taille d’une boîte d’allumettes. J’aimais le joyeux bordel du Salon d’Antiquités (» ils savent pas ce qu’ils vendent, mais ils en veulent quatre-vingt!»). J’aimais le bruit de la salle de vente aux enchères, quand la bataille faisait rage – pour quoi au juste? – pour une bricole qui n’en valait pas la peine, mais tout le monde était déjà dans son délire, impossible de les arrêter. Les visages rouges comme sur un hippodrome, les yeux grands comme des soucoupes. Neuf cents! Neuf cent vingt!!

De temps en temps, on allait à l’opéra avec Liocha (je me faisais belle; il m’offrait du champagne à la buvette), on allait dans les musées, il m’emmenait dîner dans de jolis endroits, et on ricanait en regardant en cachette nos voisins de table ultra pomponnés. Puis, quand ça s’est fini avec Liocha et que je me suis installée avec Asselia, j’ai vécu tranquillement encore une demi-année; le jour je feuilletais des livres dans ma galerie, le soir je lisais un roman victorien. C’est à présent avec Sonia que j’allais à l’opéra. Les week-ends j’usais mes fonds de culottes sur les chaises des bars à la mode. Peu à peu, j’ai commencé à créer ma propre boutique en ligne (parler avec les gens qui faisaient commerce de l’art, essayer de faire quelque chose, m’introduire dans le métier; une galerie en ville, cela je n’aurais pas pu me le permettre, bien sûr – où aurais-je pu trouver autant d’argent, mais sur Internet il y avait une chance; en tant qu’intermédiaire, évidemment). Certaines personnes avaient déjà donné leur accord. Tout s’est emporté, d’autres gens m’ont immédiatement téléphoné, ceux déjà mentionnés plus haut: ils m’ont invitée à lancer un département d’édition. Ils aimaient bien ma manière d’écrire, et j’étais, comme on dit, balaise. Selon eux, j’avais le sens des responsabilités. Ils m’ont plu aussi, c’est juste que je ne voulais pas rester enfermée dans un bureau. J’ai demandé un délai: je reviens de France et d’Italie, ai-je dit, et on s’y met. C’est ce qu’on avait décidé.

Je gagnais bien ma vie, autrement dit, je n’avais pas la moindre raison de me plaindre. On vivait avec Asselia dans un appart super cher, bien qu’assez petit. Mais il y avait un bois sous nos fenêtres.

D’où est venue cette vie splendide? L’avidité, bien sûr.

D’où est venu le reste? De mon avidité aussi. Mais d’une tout autre espèce.

Un glouton-rapiat.


– –


On n’avançait pas très vite: John tombait sans arrêt sur des connaissances. A certaines d’entre elles il serrait la main en silence, sans ralentir la cadence (cela ressemblait à un pas extrait d’une danse folklorique). Avec d’autres il s’arrêtait pour échanger deux mots, en vitesse et avec ardeur. Je faisais alors le pied de grue à ses côtés, ressentant à fond ce que c’est que d’être une étrangère en visite: plus une touriste, mais pas encore une locale. C’est l’anglais qui nous sauvait, John et moi, mais à Avignon les gens préféraient leur langue maternelle.

Quelle ironie: j’ai commencé à apprendre le français à peu près en même temps que j’ai commencé à tracer mes premières lettres russes. De mon propre gré. Mes parents ont approuvé ce choix: une deuxième langue étrangère pourra servir à notre fille. Peut-être deviendra-t-elle traductrice. Ou bien aura-t-elle des envies d’ailleurs? C’était le début de la perestroïka: aucun de nous n’allait nulle part, n’avait jamais vu un étranger de sa vie, mais l’émigration était une chose que l’on souhaitait ardemment à ses enfants. Quitter ce pays maudit, partir le plus loin possible. L’oublier pour toujours. Ecrivez-nous!

Quant à moi, j’avais, bien entendu, de tout autres raisons; j’apprenais la langue par curiosité. Un torrent enchanteur de jolis sons, des ondulations vocales et des miaulements; j’aimais tant les reproduire! Une langue d’une autre planète, lointaine. Inutile et belle, tel un papillon vivant dans les cheveux. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’on pouvait la manier comme on manie une pelle. Je n’y étais pas prête moralement. Je me souviens qu’une fois, deux petites Françaises, des sœurs qui avaient un an d’écart, étaient venues chez nos amis par le biais d’un programme d’échange. L’une s’appelait Christelle, l’autre avait un nom quelconque que j’ai oublié. Et on m’avait emmenée, moi la bonne élève et la star, faire leur connaissance.

J«étais entrée dans la pièce, et Christelle – la cadette – m’avait lancé une question mondaine.

Je me souviens de ce moment jusqu’à maintenant.

Vers onze ans, je causais tout à fait couramment en français, écrivais de longues compositions, traduisais simultanément les chansons de Patricia Kaas à ma mère. Je n’avais pas de problèmes d’audition. J’avais parfaitement compris ce que Christelle m’avait dit. Mais Christelle, ce n’était pas une copine de classe, et pas même une simple fillette. Elle s’était avérée être un phénomène. Jusqu’à ce moment, la France n’était pas pour moi à ce point réelle pour admettre sérieusement que les Français existaient vraiment. Tout cela restait un jeu. Et soudain, une Française en chair et en os avait fait son apparition. Je l’avais vue. Je l’avais entendue.

J’en étais demeurée toute ébahie.

Le fait que cette fillette me parlait dans ma langue à moi, et que je la comprenais, c’était un vrai choc.

Un choc d’une telle force que je n’avais rien pu lui répondre. J’étais simplement restée plantée là, comme un poteau, éprouvant à l’intérieur l’explosion d’une étoile supernova.

Puis, à l’approche de l’an 2000, on a commencé à avoir des problèmes d’argent dans la famille. Mais qui n’en avait pas? Certains se gavaient, mais d’une manière générale, la patrie ne se sortait pas des crises. Il ne pouvait être question de voyage en France (la question était plutôt de savoir comment grappiller quelques sous pour s’acheter un nouveau jeans): c’était un événement de l’ordre de l’impossible. Une condition irréelle3. A peu près le même degré de probabilité qu’un vol sur la Lune. Quand est venu le temps d’entrer à l’université, j’ai dit adieu aux leçons de français pour m’inscrire à des cours de mathématiques, et depuis cette époque je ne suis jamais revenue à cette langue. Quinze ans plus tard, seule une pauvre carcasse de celle-ci est restée dans ma tête: deux ou trois constructions rouillées sortant des ronces sous un soleil brûlant. « Est-ce que je peux…?» « Où est la gare? «… Ah ouais, et encore quelques phrases d’une chanson folklorique parlant du pont d’Avignon :


Sur le pont d’Avignon

On y danse, on y danse

Sur le pont d’Avignon

On y danse tout en rond