«Bonsoir tout le monde!» a-t-il crié joyeusement dans son micro, collé à sa joue comme une mouche. Il a approché la paume de sa main de son oreille, attendant la réponse. A travers le silence marin qui régnait dans mon dos ont retenti quelques rares salutations. Des salves isolées n’ayant rien à voir avec un feu d’artifice.
Eh ben ça alors!
Le visage du gars a changé: le sourire a fui ses lèvres, comme un filet d’eau s’enfuit dans un évier. « Non, les amis, ça va pas aller comme ça», semblait exprimer son regard. La même expression s’est reflétée sur le visage des autres membres du groupe.
Que voulaient-ils au juste? Que tout le monde hurle comme dans un stade?
Mais le type en turquoise n’a pas lâché l’affaire. Il a dit quelque chose dans son micro – mais trop vite pour que je puisse le comprendre – et a rayonné de nouveau. Et il s’est remis à crier de façon encore plus gaie que précédemment :
«Bonsoir, tout le monde!»
La troupe bigarrée vêtue de noir lui a envoyé en retour un joyeux hurlement de soutien. Et le public, ayant bien compris qu’il n’y avait pas moyen de rester muet, a vociféré en cœur. Et cette réponse a retenti tout autrement: c’était comme si le monde entier, qu’avait salué ce type lumineux auréolé par le soleil couchant, avait soigneusement et longuement répété son rôle. Comme dans un stade.
Le type en turquoise s’est montré satisfait du résultat de sa démarche pédagogique: ayant esquissé un sourire malin, il a continué à parler. Sa voix était assez plaisante. J’ai dressé l’oreille: étonnamment, je réussissais à le comprendre mieux que Philippe ou Lucien. Soit il avait une diction plus claire, soit mon français commençait à me revenir.
«Alors! a-t-il déclaré. On s’appelle les échos…
– LIES! ont grondé les gars.
– Et on fait du…
– SPECTACLE!
– Et je vous présente les membres de notre équipe! Tel un rappeur battant la mesure, le type en turquoise a pointé du doigt l’un après l’autre tout ceux qui s’étaient alignées derrière lui: Loco, Anti, Thomas (le nom des autres m’avait échappé) et moi… Christine!»
Dans le public on a pouffé de rire, et le turquoise s’est légèrement incliné en un salut plein de facétie.
«Et bien, mes amis, a-t-il poursuivi, avant de commencer notre spectacle, je dois fixer quelques règles! Première règle!
– PREMIERE REGLE!» ont repris les gars. Leurs visages exprimaient un bonheur tellement sincère que cela semblait un peu exagéré pour la situation.
«Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous plaît, vous applaudissez!»
Les spectateurs se sont mis à hocher la tête, comme un régiment de chiens pendulaires.
«Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous ne plaît pas… (pause théâtrale) … vous applaudissez!»
L’Allemande au sandwich assise près de moi a haussé son sourcil roux.
«Pourquoi? le type en turquoise a saisi au vol cette question non posée. Parce que tout est question d’énergie dans ce spectacle. Si tu nous donnes de l’énergie (il a montré du doigt un des spectateurs) on sera au top niveau (son doigt a chatouillé la voûte céleste). Si tu ne nous donnes pas d’énergie, on sera tout raplapla…
…et il a fini par conclure :
– Donc, si le spectacle est tout pourri, c’est de ta faute.»
Et il a tout de suite cligné de l’œil, comme pour dire: c’était une blague, camarade. Rien ne sera pourri.
«… Deuxième règle!
– DEUXIEME REGLE!» a gueulé l’arrière-garde.
«Il ne faut jamais toucher la corde rouge qui est devant vous!
– Troisième règle!
– TROISIEME REGLE!!!
– N’hésitez pas à vous rapprocher, n’hésitez pas à vous s’asseoir, parce que le spectacle dure quatre heures et demie (coup d’œil sur sa montre), et tous ceux qui sont derrière vous se taperont vos nuques pendant quatre heures et demie! Et ça ne vous plaira pas! Et… on commence!»
Ayant ainsi mis de l’ordre, le type en turquoise a fait signe à quelqu’un, et le haut-parleur noir a craché sur la place un joyeux son de pop pour midinettes. Deux gars sont passés en coup de vent devant les spectateurs en pliant les genoux (comme pour danser le kazatchok, me semblait-il), et ont jeté à même le sol un câble rouge. C’a été fait de manière beaucoup trop énergique: les spectateurs ont retiré vivement leurs pieds, comme si on avait lancé devant eux une mèche à combustion lente.
Et puis un bordel sans nom s’est ensuivi. Avec des sourires coquets, en roulant sans vergogne du derrière, les gars se sont lancés dans une danse polissonne qui ressemblait à un spectacle de pom-pom girls. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils avaient l’air vachement naturel dans ce rôle. A peu près comme John, quand il exécutait son striptease dans sa jupe à strass.
Le public s’est bien excité, mais cette débauche n’a pas duré longtemps. Le type en turquoise semblait soudain avoir pris conscience de ce qui était en train de se passer et de l’impression que tout cela donnait, et son visage s’est pétrifié. C’est à ça que doit ressembler un homme venant de réaliser qu’il est arrivé à l’arrêt de bus sans pantalon.
«Non, a-t-il dit d’un ton sévère. On ne va pas continuer comme ça.»
Ayant mesuré l’ampleur de la chute, il a instantanément rétabli la barre, comme s’il venait de changer la toile de fond d’une scène. En un rien de temps, les gars ont pris une apparence humaine. Une musique différente – un hip-hop habituel – s’est fait entendre. L’un après l’autre, les gars se sont mis à sauter au centre de la scène, faisant montre d’une éclatante maîtrise de la culture physique. L’un, se tenant sur une main, a fait virevolter ses jambes à la manière d’une hélice, un autre a tourné sur la tête, les bras et les jambes d’un troisième ont formé des nœuds en macramé. D’après ce que j’ai observé, un garçon n’avait pas d’os du tout: c’était la souplesse du serpent. Effectivement, ça ressemblait à du breakdance, mais à une nuance près: les visages des danseurs rayonnaient comme si c’était leur anniversaire ce jour-là.
Ces garçons ont immédiatement créé autour d’eux un champ magnétique d’une rare densité: en deux minutes la foule a doublé de volume, et les spectateurs ne cessaient d’affluer. Ceux qui n’avaient pas eu la chance de trouver une place sur le parvis, étaient perchés en grappes sur les parapets de la cathédrale Notre-Dame des Doms. Tout le spectacle consistait en petits sketches à la croisée du théâtre, de l’acrobatie complexe et de la danse, et l’essentiel s’est révélé assez rapidement: ces héros sportifs virils en uniforme noir ne craignaient pas de jouer la comédie. Le type en turquoise n’arrêtait pas de chambrer ses ouailles, et avec un rictus diabolique les frappait avec une batte rose gonflable. Ceux-ci s’écroulaient à terre comme des quilles, mais se remettaient tout de suite sur leurs pieds, répondaient à leur boss par des grimaces et une malice réciproque, ainsi que des mouvements de danse sportive. Beaucoup d’ironie. Mais pas un gramme d’obséquiosité devant le spectateur. C’est comme si ces gars n’essayaient d’amuser personne: en premier lieu, ils s’amusaient eux-mêmes, faisaient leurs petites blagues entre eux, et par la même occasion invitaient les spectateurs à rigoler, vu qu’ils s’étaient retrouvés ici. Voilà de quoi ça avait l’air.
Avec mon français handicapé, je réussissais à saisir au mieux vingt pourcents du texte, mais cela n’avait plus aucune importance. Les mots deviennent capitaux s’il n’y a rien d’autre à côté, mais là, il y avait un truc. Il y avait quoi, au juste? Un talent d’artiste? Une forme physique exceptionnelle? Certes, mais ça aussi, c’est à mettre entre parenthèses. Le truc principal, c’était que chacun des gars retournait sincèrement ses poches, donnant aux spectateurs tout ce qu’il avait de meilleur en lui, déversant sur la foule cette énergie positive en des rayons d’arc-en-ciel. Aucun ne mentait. Et c’est en cela que résidait la magie. La scène devant la cathédrale Notre-Dame des Doms étincelait et crépitait, toute imprégnée de l’électricité générale; je suis prête à parier qu’à ce moment-là on pouvait la voir du cosmos. Des vagues pénétrantes de bonheur absolu. L’inspiration. L’entrain. L’unité nouvellement née de tous les êtres et les choses: des gars hauts en couleur et des spectateurs, de l’eau et de l’air, des platanes et du tram. Du Christ et de Bouddha. Des aveugles et des voyants, des méchants et des gentils, de ceux qui ont été pardonnés et de ceux qui ont été trahis.
Par la suite, je pensais (de manière générale, par la suite, je pensais beaucoup – et que me restait-il?): si j’avais été un peu plus détachée, un peu moins réceptive à ce moment-là, peut-être que tout se serait tramé autrement. Rien ne se serait passé pendant ce show sportif comique – du moins, rien de ce qui pourrait en une nuit changer la ligne du destin sur la paume de la main. Mais ce qui est arrivé est arrivé. Dans l’épicentre de ce tourbillon électrique qui me transperçait de rayons lumineux de joie, j’ai ressenti soudain quelque chose d’étrange, quelque chose d’inconnu à l’intérieur – à l’endroit où naît habituellement une inspiration. Dans des cas pareils, on prend peur, on se dit qu’« on s’est trompé». Mais moi, je ne me suis pas trompée.
C«était comme si quelque chose de très fort – plutôt une lumière que de l’air – avait apparu en dedans de moi et s’était élancé de plein gré vers ce type pas très sérieux au tee-shirt turquoise. Et m’avait même fait légèrement décoller du parvis.
Ou encore, c’était comme des montagnes russes, quand ça descend et remonte aussi sec.
Je me rappelle de quelques secondes d’étonnement grandissant,
et à cet instant précis son regard accidentel.
Un regard accidentel qui, comme le bord d’un foulard entraîné par le vent, flottant dans l’air, s’accrocherait soudain à quelque chose. Une fine épine de fleur. Une petite écharde sur la surface lisse du bois. Un crochet de fer dépassant d’un mur.
– –
Bien sûr, rien ne s’est vu de l’extérieur.
«Dans notre spectacle, ne se lassait jamais de rappeler le type en turquoise (et la fratrie colorée hochait la tête), il ne s’agit que d’énergie. Du début jusqu’à la fin. Et pourquoi?
– Parce que sans énergie – c’est comme ça…»
Les gars se sont composé des visages douloureux, exactement comme les masques de tragédie grecque. L’un après l’autre, ils se sont brisés en deux, les bras ballants, le haut du crâne pendant à leurs pieds. Quelle tristesse! L’impuissance personnifiée. Le désespoir triomphant.
«Mais avec l’énergie – c’est comme ça!»
Les gars ont sauté – à peu près à trois mètres de haut, m’a-t-il semblé – chacun réalisant une pirouette en l’air. Ils étaient si revigorés que chacun paraissait avoir reçu une balle contenant du gaz hilarant; puis les battes roses au slogan rasta se sont remises à s’agiter en l’air. Ce slogan, je dois dire, m’a plu dès le début: il m’a paru familier. Les questions d’énergie (à plus forte raison d’énergie positive) m’ont donné bien du travail dans la vie, mais avec le temps j’ai fini par me considérer comme une experte dans ce domaine. En effet, j’aurais pu faire commerce de générateurs d’énergie positive. Même si mes débuts n’aient pas été très prometteurs et que vers dix-neuf ans je ne suscitais aucun espoir. Il était difficile de trouver personnage plus abattu que moi. Miss dépression gothique, voilà ce que j’étais. La princesse de la soupe à la grimace. Autrement dit, exactement ce que les membres du boysband de danse militaire venaient de représenter. Sans énergie c’est comme ci, avec de l’énergie c’est comme ça. On connaît la chanson.
Mais on reprendra ça plus tard. Je ne cours nulle part.
Le collectif bigarré a remercié le public, trois de ses membres ont accouru avec des seaux rouges le long des spectateurs, ramassant le fruit de leur labeur de rue (» mais même si vous n’avez pas d’argent, les amis, ne partez pas comme ça! Un sourire, un baiser, un bon mot sont aussi les bienvenus!»). Les seaux faisaient un sacré fracas. Les mains tremblantes, j’y ai versé toutes les pièces que j’avais sur moi. Je me sentais comme si, telle un transformateur, j’avais laissé passer à travers moi des millions de volts, comme si quelque chose de fort avait circulé entre nous. Ou comme si j’avais fait cent pompes. J’ai regardé les spectateurs. Ceux-ci avaient l’air de sortir d’un sauna; affichant des sourires béats, ils semblaient être sur leur petit nuage. Mais tout de même, j’ai eu l’impression qu’ils restaient dans les limites de la normalité. Sans que cela passe par des états modifiés de conscience.
Pendant le spectacle j’ai croisé son regard à quelques reprises – le regard de l’homme qui s’est accroché ou a buté sur quelque chose, mais n’a pas réussi à comprendre ce que c’était. C’est ce qui me semblait, mais j’ai décidé de ne pas me faire de films. Garde les pieds sur terre. Le voyou en turquoise, il lui faut garder un contact visuel avec l’auditoire. C’est un artiste. Tout est conforme aux dires de John, comme si ça sortait d’un livre. Vous êtes cent dans les premiers rangs, et encore autant derrière. Quant au tourbillon d’air et de lumière, c’était juste une empathie. Ou bien un météorite t’a atteint en pleine tête.
Le bon sens scolaire est une chose excellente et utile, on nous le délivre en même temps qu’une règle dans les classes préparatoires. On ne peut pas s’en passer. Sans ça on se perdrait dans ce monde, on se dissoudrait dans les flux d’énergie multicolores, et il se pourrait bien que cette terre que quelqu’un a inventée pour nous cesse d’exister. Reprends-moi, si je me trompe.
– –
Je peux me permettre des accès de sentimentalité; la steppe a fait partie de ma vie. Quoi qu’il en soit, je peux compter sur les doigts d’une main les choses qui m’ont faite ce que je suis. L’une d’elles était la steppe; l’expédition avec toutes ses pierres, ses ossements, ses pièces de monnaies en bronze, ses figures en terre cuite, ses perles en turquoise. D’abord la Crimée, Kertch, ensuite le site « Vestnik» près d’Anapa. Et aussi la nécropole d’Hermonassa.
Là encore, un hasard. Je suis allée pour la première fois à une expédition archéologique quand j’étais en neuvième classe; c’était une sorte de camp d’éducation d’été. D’éducation, ou plutôt de rééducation, comme on aimait plaisanter. Dans les faits, un type de loisir pour enfants, à la mer, mais avec un régime semblable à celui d’une colonie pénitentiaire. Le camp était au beau milieu de la steppe; il fallait une heure à pied pour atteindre le village le plus proche. Réveil à cinq heures du matin (quatre heures pour les responsables de la cuisine); toilette avec l’eau du réservoir, si froide que les mâchoires se contractent, petit-déjeuner dans la cantine du camp, transpercée par mille vents (au menu, des biscuits secs et de la bouillie d’avoine gluante servie dans une petite timbale en métal). Il caille, tu t’enveloppes dans deux pulls. Le soleil cramoisi monte de derrière la colline. Le ciel est rouge, les nuages se déplacent à grande allure. Il faut manger vite aussi, sinon toutes les bonnes pelles seront parties; tu en auras une tordue ou émoussée. Il y en a certains qui cachent les pelles près des tentes dès le soir venu. Et puis, il est important de ne pas oublier quelque chose à mettre sur les épaules, sur la tête et une crème contre les brûlures du soleil. Pas question de boire: de jour, dans une telle fournaise, tout ce qu’on a ingurgité part en sueur. Idéal pour avoir une déshydratation. Et plus vite que ça!
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Примечания
1
paraphrase d’un vers d’un poème de Pouchkine
2
voyou marginal russe, mal élevé, grossier et dangereux
3
en français dans le texte
4
Protection « proposée» aux petits entrepreneurs par la mafia, aussi bien que par la police, en échange de grosses sommes d’argent, afin d’assurer la sécurité de leur affaire; c’est à cette seule condition que l’entreprise pouvait exister.
5
Les fers à souder et à repasser étaient les instruments de torture les plus populaires.
6
Journal populaire dans les années 90, numéro un de la presse jaune.
7
Citation de «Lolita» de Vladimir Nabokov
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