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[…]
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La chaleur a cédé, les ombres se sont allongées. John m’a traînée au deuxième niveau de la place, vers la fontaine sous l’église Notre Dame des Doms. La fontaine – lourde, avec trois calices – rappelait un vase de fruits à trois étages. Il n’y avait pas d’eau; des papiers et quelques bouteilles en plastique gisaient sur le fond ébréché. Une aire panoramique avec un parapet dominait la fontaine. Les plus courageux y grimpaient et s’installaient là-haut, les jambes ballantes.
«I’ll go up, Jonhy Boy, ai-je dit. There’s a good point to make some photos.»
John avait de nouveau disparu dans les profondeurs de son bac poubelle: soit il était en train de chercher quelque chose, soit il en examinait le fond. Il a marmonné de là-dedans :
«Okay!
– «Okay!», l’ai-je taquiné en russe. «Une voix s’est fait entendre de la poubelle!»»
La phrase-grenade de mon enfance de l’époque de la perestroïka, l’arme universelle contre n’importe quelle réplique insultante. Te voilà en train de courir dans le couloir pendant la récréation, les joues ponceau, les cheveux te rentrent dans la bouche, les collants en coton te tombent jusqu’aux genoux, et quelque chose d’irréparable va se passer dans un instant – tu vas te casser la figure! – tandis que Petrov te court après :
«Mara-marine, vieille sardine!»
Et tu lui cries par-dessus l’épaule, sans reprendre haleine :
«Une voix s’est fait entendre de la poubelle!»
Et tu appuies de nouveau sur l’accélérateur. Parce que les toilettes pour les filles, elles ne sont qu’à deux bonds, et là, aucun Petrov ne s’y aventurera. Il te faut donc y parvenir et te cacher là-bas en attendant la sonnerie.
Dans mon enfance de l’époque de la perestroïka, l’essentiel était de ne pas vasouiller, de ne pas bayer aux corneilles; on n’aimait pas les faibles. A y regarder de plus près, en ce temps-là tout était infiniment bizarre. Je me souviens qu’en classe de CE2 – était-ce bien le CE2? et donc, l’année 93? – la conseillère principale d’éducation nous avait attrapés, nous les amateurs de sprint de couloir. On faisait du tapage dans les escaliers pendant la leçon: la prof de maths était en retard, et rester assis sans rien faire dans une salle de classe étouffante, aux rideaux rouges en nylon, ce n’est pas tout le monde qui peut le supporter. Le soleil brillait si fort! Plein de joie, quelqu’un a planté un stylo-bille entre les omoplates de son voisin; celui-ci a répliqué par une bourrade, et les chaises ont volé, un piaillement a retenti, la porte s’est ouverte brusquement, et une boule de foudre de couleur noire-bleue-marron (à cette époque, on portait encore l’uniforme scolaire) a dévalé l’escalier.
On s’est fait pincer et on nous a ramenés en bande dans la classe. On a été mis en rang près du tableau.
«Vous n’avez pas honte?» a dit la conseillère principale d’éducation. Ses lèvres étaient comme du fil de fer. « Petits effrontés!»
On se taisait. A la fenêtre, une branche de sapin a oscillé: sur elle venait de se poser un petit oiseau rond.
«Espèces de sales bêtes, a martelé avec dégoût la conseillère. Allez, tournez le visage vers le tableau.»
On s’est tournés. Le tableau était couvert de taches de craie. Mes côtes ont heurté le rebord où se trouvaient d’habitude le chiffon et la craie. Cette fois, ils n’y étaient pas.
«Et maintenaaaaaant, a dit la conseillère d’une voix traînante, les garçons baissent leur pantalon, les filles montent leur jupe. Et tous ensemble, vous enlevez votre culotte. Tous ceux qui viennent de courir.»
Le petit oiseau, ayant poussé un cri de dépit, a décollé de la branche et s’en est allé de ce monde d’absurdité.
«Et vous restez comme ça devant la classe pendant une minute.»
Si on essaie de joindre les deux prunelles le plus près possible, on peut s’imaginer qu’on a un seul œil. Récemment, j’avais appris le mot « cyclope» et ça faisait déjà plusieurs jours que j’essayais de ressentir ce que c’était que de vivre avec un seul œil au lieu de deux. Est-ce incommode ou pas tant que ça?
«Vous êtes devenus sourds? Quant il s’agit de courir, vous êtes forts…»
J’ai cligné des yeux et ai louché vers Smirnov qui se tenait à ma gauche: va-t-il enlever son pantalon ou non? Les lèvres de Smirnov tremblaient. J’ai failli arriver à l’effet borgne, mais un autre problème n’a pas tardé à apparaître: il s’avérait à présent que j’avais deux nez. Ils se rejoignaient en dessous, et l’œil unique se trouvait dans un creux entre eux deux.
«Vous comprenez le russe?»
Je ne voulais pas comprendre le russe. Il y avait des choses plus importantes dans ce moment.
«Pronine, c’est toi qui courais plus vite que tout le monde? la voix de la conseillère était empreinte de moquerie. Allez, allez! Sinon on va téléphoner à ton père.»
Le père de Pronine, un ex-géologue, était sévère. Les week-ends, il buvait atrocement, et il professait le culte du ceinturon. Et Pronine a cédé. Et après lui ont cédé tous les autres, en chaîne, jusqu’à ce que n’arrive mon tour. Un léger vent, venant du dehors, rafraîchissait les fesses nues qui n’étaient pas habituées à se retrouver ainsi à la vue de tous.
Deux nez, ça ne le fait pas du tout.
Si j’avais lu quelque chose de la sorte dans un livre, j’aurais pensé que l’auteur était au bout du rouleau et avait composé un truc de bas étage. Mais cette histoire a réellement eu lieu dans ma classe de CE2. Et ce n’était, au final, pas si terrible que ça; au moins, personne ne nous abreuvait de gros mots ni ne nous jetait de chaises dessus, comme c’était le cas dans les autres écoles. Quoi qu’il en soit, cet épisode n’a rien laissé en moi, si ce n’est de l’embarras. Qu’est-ce qui a poussé une femme adulte à choisir une forme de punition à ce point
surréaliste? Pourquoi les culottes? Dans quel but? Quelle en était la logique?..
M’ayant entraînée le long des couloirs de l’école, la vague de nostalgie m’a rejetée sous la cathédrale Notre-Dame des Doms. J’ai recraché les arêtes pointues des souvenirs d’enfance, de l’eau a jailli de mes oreilles…
«… and back! ai-je entendu la fin de la ventriloquie du bac.
– Come back out of there, finally! me suis-je fâchée. I don’t hear you!»
John en est sorti et a rabattu le couvercle avec fracas :
«Do you see these guys? I’ll start at nine, they are next.» Son doigt a pointé deux gars qui se tenaient à une vingtaine de mètres de nous. L’un s’ennuyait, assis sur un skate. L’autre, d’un air renfrogné, laçait ses baskets. « You should not miss them. I worked with them for two years, I was in the team. They are really cool. They started like me, from zero, and now they are stars here on TV.»
J’ai regardé ces really cool plus attentivement. L’un était africain, l’autre un mélange détonant. Soit des rappeurs, soit des danseurs de breakdance. Je te connais déjà bien, Johnny, ai-je pensé. Je ne croyais plus au Top 50 de John: les souvenirs de l’apocalypse japonaise n’avaient pas encore cicatrisé dans mon âme. Surtout que les garçons étaient très jeunes, pour ne pas dire petits. Des pantalons noirs, des tee-shirts noirs moulants, des bracelets en plastique aux poignets. Des visages graves: peut-être qu’ils n’avaient pas bien dormi, ou bien était-ce un principe de vie. Rien de nouveau, ai-je pensé. Les rappeurs, ils viennent au monde vêtus de pantalons larges et le visage marqué du sceau d’une noire mélancolie. Je n’en ai rencontré aucun de joyeux.
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J’ai monté rapidement l’escalier et me suis installée sur le parapet au-dessus de la fontaine. Mon royaume s’étendait à mes pieds. Sur ma gauche, où Philippe avait dirigé tantôt la foule, campait un autre type: soit un débutant, soit simplement un maladroit. Il ne s’y prenait pas bien. Il jonglait avec des balles transparentes, mais c’était ennuyeux: des mouvements empêtrés, des figures primitives. Les balles tombaient fréquemment. Un flot de gens contournait le malheureux comme un filet d’eau se heurtant à un obstacle insignifiant: un morceau de bois ou une pierre. De derrière les arbres, le soleil apaisé faisait des adieux rieurs.
Au deuxième niveau, un peu plus loin de la fontaine, un autre spectacle avait commencé. C’est là que les passants s’arrêtaient: ils s’échouaient bouche bée sur le pavé sans regarder à leurs pieds. A l’intérieur d’une grande roue, au son d’une mélodie émouvante et hypnotique – espagnole ou portugaise peut-être – tournait un jeune homme fin et souple. Son corps semblait s’inscrire dans un cercle; ses mains et ses pieds s’y accrochaient et il tournait dedans d’une manière lente et fascinante, et couvrait toute l’étendue de cette scène improvisée en dessinant des mouvements complexes. Il me rappelait l’homme de Vitruve de Leonardo de Vinci. Mais en beaucoup plus jeune. Encore adolescent.
Mais en quoi était-elle faite au juste cette roue? Je ne pouvais le distinguer.
L’artiste tantôt se cambrait, tantôt s’échappait presque de la roue, puis fusionnait de nouveau avec celle-ci. Ce n’était pas un solo, pas du tout: c’était un duo parfait. Le jeune homme menait la danse en dirigeant la roue par des mouvements du corps, mais en même temps le cerceau géant semblait jouer sa propre partition. L’artiste se laissait tomber sur un genou, et la roue décrivait des spirales autour de lui.
La mélodie triste et languissante flottait au-dessus de la place du Palais.
De droite, de gauche, de devant et de derrière, les rangées de spectateurs formaient le cadre de ce court-métrage touchant. J’ai retenu mon souffle: ce spectacle était digne d’admiration, de silence. C’était vraiment de l’art.
Mais la musique s’est tue. Le jeune homme a exécuté avec élégance une dernière pirouette, a posé un genou à terre, et la roue a glissé harmonieusement à ses pieds tel un serpent et s’est couchée près de lui. Une seconde plus tard, les spectateurs se sont mis à applaudir à tout rompre, puis ils se sont dirigés en une longue file vers l’artiste pour déposer une pièce dans son chapeau, l’embrasser, échanger quelques mots avec lui. J’ai regretté de m’être assise aussi loin, et ce petit mot – « loin» – m’a fait revenir à la réalité. Je me suis soudain rendue compte qu’en effet, j’étais assise quelque part, et que, comme auparavant, le même monde tangible m’entourait. L’escalier. La cathédrale. Jésus. Le petit tram, le festival, les affiches. La rue de la Carreterie. L’avenue de la Synagogue. Dispersées quelques secondes plus tôt, les particules de ce monde commençaient à se rassembler en un pan de toile et la réalité avait retrouvé toute sa densité. J’ai jeté un coup d’œil au-dessous. Non, il était clair que quelque chose dans l’air avait changé: près de la fontaine bouillonnait déjà la vie. Là-bas s’étaient installés les membres de l’équipe que John m’avait tant vantée. Lui-même était à présent parmi eux. Il était en train de s’étirer.
D’autres gars étaient arrivés. Ils devaient être six ou sept à ce moment-là. Des visages insolents et indomptés: un Asiatique, un Africain, deux blancs. Juste en dessous de moi, luisait le crâne rasé et rond d’un ado noir. Un poignet barré d’un bracelet bleu, une guirlande multicolore sur l’autre. A ses côtés son pote torse nu. Ses muscles sculpturaux dorés par le soleil couchant. Plongé dans son portable. Et un autre gardant un chariot à roulettes. Lui aussi fort et bien bâti, et tout en noir comme les autres. Les cheveux coupés en brosse. Tout est impec, les pantalons sont juste un peu courts.
J’ai sorti mon iphone de mon sac et l’ai pointé vers les garçons tombant dans ma ligne de mire: ce n’était pas une photo de grande valeur, mais ce côté international m’avait bien plu, sans que je n’aie trop su pourquoi. En fin de compte, après les lutteurs japonais mal bâtis, c’était un vrai plaisir de voir des mecs sportifs et à l’apparence rassurante.
A ce moment précis, le gars aux cheveux coupés en brosse a levé la tête et m’a regardée droit dans les yeux.
Bigre!
Quand une lance t’arrive dessus, aucune chance de s’esquiver.
Ce regard d’acier, lourd et impétueux, m’a presque fait tomber du parapet.
Pour un instant, j’ai eu la sensation que ce type venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Ou simplement qu’il m’avait prise de court. Et avant d’avoir eu la moindre pensée,
avant même d’avoir eu le temps d’agir consciemment,
au regard perçant de cet inconnu
j’ai répliqué par un grand sourire.
Et soudain, je nous ai vus de côté: la cathédrale, Jésus, moi, installée confortablement sur le parapet, et ce mec ayant regardé brusquement un peu plus loin que le bout de son nez. Nos regards tels des balles traçantes et mon sourire lumineux, aussi vaste que le ciel. Et ben y a pire! Si tu réponds à un regard brusque par un sourire instinctif, alors tout ne vas pas si mal pour toi.
Toujours rayonnante, j’ai baissé ma caméra, et le garçon – ce même garçon – m’a répondu soudain par un franc et lumineux sourire. Et m’a oubliée un instant plus tard. Il m’a tourné le dos et s’est mis à hurler quelque chose en français à son camarade, un gaillard au torse nu, mais ce dernier ne le regardait pas. La main appuyée sur le pavé, comme enchaîné au sol de la place par des menottes de couleur, il a adossé son regard à la fontaine. Mais il était plongé dans ses pensées.
Le gars coiffé en brosse s’est approché du rêveur, s’est penché vers lui et l’a poussé par l’épaule.
Depuis, je me souviens de cette image et il est peu probable que je l’oublie un jour, car je la considère comme le point de départ de toute cette histoire. Six ou sept personnes. Leurs corps que le soleil faisait paraître recouverts d’émail, leurs trajectoires gracieuses, leur glissement sur le corps étendu de la place. Leurs affaires. Ici une valise, là un chariot à roulettes. Ici un skate et là un seau. Ici j’entrevois une enfance difficile, là une absence totale d’enfance, et là de longues heures d’entraînement, parce que c’était tout ce qu’il restait. Il y avait là encore beaucoup de choses que je n’avais pas réussi à savoir, mais que j’aurais tant voulu connaître.
La fontaine asséchée, la place, John rangeant son barda.
Un bleu sur ma cheville. Mon sac de toile. Ma main, mon annulaire ceint d’une bague d’argent du Caire. Bastet, Isis, Mâat.
Le ciel transparent du soir barré de nuages semblables à des lenticules laiteuses. Les chevelures ombrées des platanes. Les cafés comme des petits foyers d’agitation silencieuse.
Mon royaume.
Mon fatum.
Mon sourire à un garçon inconnu du boysband.
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L’agitation en bas était devenue plus intense: il semblait que ça allait commencer dans cinq minutes tout au plus. Des fils électriques serpentaient sur le pavé. L’éternel hautparleur noir dressé sur son grand pied a fait son apparition. En un éclair, les gars sportifs ont envahi l’espace devant la fontaine avec leurs accessoires: des sacs-à-dos, des cartables, des chiffons. Quatre skates (l’un d’eux avec de surprenants motifs léopard). Deux trottinettes. Le seau rose criard. Deux battes de baseball gonflables (roses aussi). Une drôle de valise, semblant appartenir à une fillette: blanche et rose, avec un chaton aux lunettes roses. Une écolière japonaise pourrait se trimballer avec une valise pareille. Peut-être qu’elle fait aussi partie de l’équipe? Une sorte de guest star?
Une horloge a sonné quelque part.
Une jeune fille a couru vers la fontaine et a commencé à fixer au hautparleur une affiche portant une inscription (Les Echos-Liés, ai-je lu, oubliant ce que j’avais lu en un instant. Impossible de s’en souvenir). L’affiche tombait. La fille s’énervait. Peut-être était-ce à elle, cette valise avec le chaton? J’ai glissé du parapet et ai descendu les marches en courant.
La foule commençait à s’amasser. John se dégourdissait toujours près du mur; il m’a lancé un regard, sans trop me voir, et telle une huître, s’est renfermé à nouveau sur lui-même. Paolo s’était mêlé à un groupe hétéroclite de spectateurs assis sur le pavé: il fouillait dans son sac et marmonnait quelque chose dans sa barbe. Je me suis approchée de lui à pas de loup; mes doigts ont dansé la tarentelle sur ses omoplates étoilées. Il a levé la tête, a souri et tapoté le pavé (» assieds-toi», signifiait ce geste). Et je me suis soudain réjouie: que c’est bon! Que c’est bon quand ça ne fait même pas vingt-quatre heures que tu as débarqué dans une ville inconnue et qu’il y a déjà quelqu’un de familier qui, si tu arrives par derrière et tambourines des doigts sur son dos, s’écartera pour te faire place et t’invitera à t’asseoir près de lui. C’est comme si la ville te devenait plus familière. Et comme si, toi-même, étais déjà de la maison.
«Do you see that one? a pointé du menton Paolo vers la gauche. He was the trainer of John, by the way. He told you, no?»
J’ai cherché that one en plissant les yeux :
«Wait, wait… (» the trainer», c’est un mot qui en jette!) – Where?
– Just there, look! In a blue T-shirt.»
En effet, au milieu de la masse homogène des gars musclés en noir, une ombre turquoise tremblotait comme un feu follet. Je l’ai regardé plus attentivement. Si that one ressemblait à quelqu’un, c’était à tout sauf à the trainer; plutôt à un petit feignasse redoublant dans une cour d’école. Un jeune garçon en tee-shirt turquoise chiffonné, comme si maman avait oublié de le repasser, mais imprimé d’un motif hyper positif: un cercle crénelé avec une créature infernale à l’intérieur. Assez grand. Tatoué de la tête aux pieds (un beau tatouage sur la main gauche: une spirale à quatre tours, soit une inscription, soit un dessin). Des gants de vélo. Un bandana noir. Le visage préoccupé. Il vient de chuchoter quelque chose à la jeune fille alerte – il semble que c’était au sujet de son duel avec l’affiche – et voilà que maintenant il tire des fils. Il regarde son portable et le rengaine aussitôt. Il tapote l’épaule du jeune africain. Il discute avec quelqu’un en passant. Il touche le skate du pied. Il ne s’arrête pas une seconde, il a toujours un truc à régler.
Les autres faisaient meilleure figure. Déjà, ils étaient habillés comme il faut: des pantalons noirs avec des bandes blanches, des tee-shirts noirs, avec quelque chose au dos écrit en blanc. C’est quoi au juste? Je lis: YOU CAN, et un peu plus bas, en petites lettres «with positive energy». Sur la poitrine, en rouge et blanc: Les Echos-Liés. Unclassified. Tous semblables, seul l’entraîneur débraillé rompt l’unité des couleurs. Il s’agite au milieu des gars en noir comme un animal turquoise de conte entre des troncs d’arbres sombres. Je me suis demandé: si j’étais l’entraîneur d’un boysband, est-ce que je m’habillerais comme tout le monde, ou bien est-ce que je mettrais plutôt un truc bleu avec un monstre, pour montrer qui est le plus beau et le plus intelligent ici?
«I have a toffy, you want? Paolo m’a tendu un sachet coloré. Only one is left.»
Près de nous, en fléchissant les genoux avec maladresse, se sont assises deux Allemandes: l’une, rousse, plus âgée que l’autre, plus jeune et plus élancée. La plus âgée a mordu dans un odorant sandwich à la viande sous le regard écœuré de la jeune. D’un autre côté (une pensée errante naviguait en moi, car mon regard s’accrochait à cette tache turquoise encore et encore), un entraîneur n’est pas obligé de se produire lui-même. Peut-être est-il est simplement une sorte de directeur artistique qui invente des numéros, suit les résultats de ses minots et leur mouche le nez. Si c’est comme ça, mets ce que tu veux, même un pyjama…
En fin de compte, je me suis résignée: bon, va pour le breakdance! De toute façon, il faut bien tuer le temps avant le show de John. Pourvu, diable, qu’on évite la boxe japonaise…
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Dans certaines histoires, la magie commence sans prélude, elle surgit en un éclair. Une décharge instantanée. Peut-être que tout était dans la musique? La musique s’échappant lentement du haut-parleur a envahi le ciel et enveloppé l’espace tel un épais brouillard. Des voix d’hommes, sévères, un rythme sourd et ballotant. J’ai ressenti des frissons dans le dos; ça ressemblait plus que tout à une sorte de rap noir hypnotique. Un chant des rues. Une incantation évoquant des passages souterrains et des ponts de chemin de fer.
Ça a tout de suite été très étrange. Ça ne ressemblait pas du tout à un début de spectacle et ne faisait pas penser non plus à du breakdance.
Et tous ces gars en noir, très différents, avec leur leader turquoise, se sont alignés face à face et ont commencé à se dégourdir. Au rythme de cette musique sèche, ils inclinaient la tête, étiraient les jambes, effectuaient des rotations des épaules. Ils faisaient des pompes. Et le sentiment d’étrangeté grandissait: ils exécutaient tout cela avec un sérieux extrême. Les visages concentrés, les regards plongés en eux. Ils étaient comme des guerriers accomplissant un rituel avant le combat. Une équipe d’hommes mûrs, tous en noir, et un en turquoise. Et cette musique. Moitié rap, moitié vaudou.
C«était extrêmement étrange. Ce n’était pas du tout ce qu’on attend d’un spectacle de rue. On s’attendait à ce qu’on nous distraie ou qu’on nous surprenne. On n’était prêt à se retrouver à une cérémonie divine.
C«était si étrange que j’en ai éprouvé un frisson jusqu’au plus profond de mon être.
Et soudain, les rythmes africains hypnotiques se sont tus.
A cet instant, les gars ont foncé les uns vers les autres et, en deux bonds, ont formé un cercle. Ils ont plongé la tête la première dans celui-ci, comme s’ils avaient vu quelque chose de petit sous leurs pieds, et se sont figés une seconde. Et paf!
«Energie positive!!!!» ont-ils hurlé en chœur, aussi fort et joyeusement que possible. Et ils se sont écartés brusquement les uns des autres.
Paf! Paf! Etre dérouté deux fois en trois minutes, c’est un peu trop. Ce slogan rasta ne s’accordait nullement avec la vision de guerriers se préparant au combat; mais les guerriers s’étaient volatilisés en un éclair. Les gars se sont à nouveau transformés en une équipe de breakdance, qui plus est dans un style absolument cartoonesque: la banane jusqu’aux oreilles, les yeux brillants. Un underground à la sauce Disney.
Evidemment, une intrigue était en train de se tramer.
Tiens, tiens, ai-je pensé. Energie positive, c’est aussi une incantation, après tout. Mais très joyeuse. Rien à voir avec une prière de guerre.
Le leader de cet étrange ensemble de danse militaire a fait un pas en avant et a souri avec éclat. Le personnage type suivant, je dirais: le voyou romantique d’une série pour ados. Des posters avec ce genre de héros ornent les chambres des minettes de seize ans; elles les collent habituellement en face de leur lit. Tout était au poil, peut-être même un peu trop. Grand, sculptural. Le sourire plein d’assurance. Les yeux brillants. Et si énergique! Et pour ne pas avoir l’air d’un personnage trop positif: des fringues underground, un bandana, des gants de vélo. Et des tatouages comme tamponnés sur ses mains.
Il m’a rappelé El, mon ancien pote biker, qui était amoureux de moi autrefois. Celui-là était tout aussi radieux, et les traits de son visage si semblables. J’ai ri à cette pensée. Bravo, mon gars, ai-je pensé en éprouvant une sympathie et une chaleur soudaine. Tu es très bien toi, et pour sûr tu plais aux filles. Et tu le sais certainement. Il est peu probable qu’on puisse parler de quelque chose de sérieux, toi et moi, mais on se marrerait sans doute bien.
Rien à faire, à ce moment-là c’est ainsi que je l’ai vu: un beau gosse de sitcom dans le rôle du voyou, un charmant glandeur en tee-shirt turquoise et au visage très prévisible. Mais à présent… A présent je revois trois visages de toi, le révolutionnaire.
Le jour où je note tout ce qui m’est arrivé, tu es en train de sauver le monde quelque part, et moi, je me trouve au milieu d’une Rome brumeuse, sur les décombres de l’Empire, dans une maison où flotte une atmosphère littéraire, une maison aux plafonds très hauts, aux poignées de portes en cuivre et aux volets recréant une ambiance à la Silent Hill. Je suis assise sur le rebord de la fenêtre donnant sur un jardin en fleurs où il m’est interdit de pénétrer, et sur les murs lépreux d’une cour-puits romaine authentique. En robe bleue bleuet. Avec une tasse de café, acheté la veille au soir chez des hindous. Et cette nuit-là, quand l’orage enflamme le ciel au-dessus de la ville, et que des trombes d’eau inondent la via Carlo Alberto, je revois trois visages différents de toi.
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Le type en turquoise a embrassé du regard tout le public.