– Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan, entièrement boisé, long d’une centaine de mètres, qui résonnait comme un porte-voix gigantesque.
Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni l’un ni l’autre. A tous les étages, le roulage s’arrêta. Une voix grêle de fillette finit par dire:
– Y en a un sur la Mouquette, bien sûr!
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre.
– Qui est-ce? demanda Étienne à Catherine.
Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu’une femme, malgré ses bras de poupée. Quant à la Mouquette, elle était bien capable d’être avec les deux galibots à la fois.
Mais la voix du receveur monta, criant d’emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf étages, on n’entendit plus que les appels réguliers des galibots et que l’ébrouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargées. C’était le coup de la bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir subit du mâle, lorsqu’un mineur rencontrait une de ces filles à quatre pattes, les reins en l’air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon.
Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au fond l’étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s’obstinant à leur besogne. Tous les quatre s’étaient mis nus, confondus dans la houille, trempés d’une boue noire jusqu’au béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu qui râlait, ôter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s’emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Étienne, dont la présence, décidément, l’exaspérait.
– Espèce de couleuvre! ça n’a pas la force d’une fille!.. Et veux-tu remplir ta berline! Hein? c’est pour ménager tes bras… Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une!
Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là d’avoir trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale hiérarchie du manoeuvre et du maître ouvrier. Mais il n’allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer. Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner.
Maheu avait une montre qu’il ne regarda même pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s’accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu’ils la gardent même hors de la mine, sans éprouver le besoin d’un pavé ou d’une poutre pour s’asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement à l’épaisse tranche, en lâchant de rares paroles sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout, finit par rejoindre Étienne, qui s’était allongé plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait là une place à peu près sèche.
– Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la main.
Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-être.
– Veux-tu partager avec moi?
Et, comme il refusait, en jurant qu’il n’avait pas faim, la voix tremblante du déchirement de son estomac, elle continua gaiement:
– Ah! si tu es dégoûté!.. Mais, tiens! je n’ai mordu que de ce côté-ci, je vais te donner celui-là.
Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer d’un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu’elle n’en vît point le frémissement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher près de lui, à plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l’autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les éclairaient.
Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir.
– Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin de fer… Pourquoi?
– Parce que j’avais giflé mon chef.
Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de subordination, d’obéissance passive.
– Je dois dire que j’avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres… Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme… Ensuite, je suis malade pendant deux jours.
– Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.
– Ah! n’aie pas peur, je me connais!
Et il hochait la tête, il avait une haine de l’eau-de-vie, la haine du dernier enfant d’une race d’ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempée et détraquée d’alcool, au point que la moindre goutte en était devenue pour lui un poison.
– C’est à cause de maman que ça m’ennuie d’avoir été mis à la rue, dit-il après avoir avalé une bouchée. Maman n’est pas heureuse, et je lui envoyais de temps à autre une pièce de cent sous.
– Où est-elle donc, ta mère?
– A Paris… Blanchisseuse, rue de la Goutte-d’Or.
Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un vacillement pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lésion dont il couvait l’inconnu, dans sa belle santé de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyés au fond des ténèbres de la mine; et, à cette profondeur, sous le poids et l’étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère jolie encore et vaillante, lâchée par son père, puis reprise après s’être mariée à un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l’ordure. C’était là-bas, il se rappelait la rue, des détails lui revenaient: le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles à casser les mâchoires.
– Maintenant, reprit-il d’une voix lente, ce n’est pas avec trente sous que je pourrai lui faire, des cadeaux… Elle va crever de misère, c’est sûr.
Il eut un haussement d’épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa tartine.
– Veux-tu boire? demanda Catherine qui débouchait sa gourde. Oh! c’est du café, ça ne te fera pas de mal… On étouffe, quand on avale comme ça.
Mais il refusa: c’était bien assez de lui avoir pris la moitié de son pain. Pourtant, elle insistait d’un air de bon coeur, elle finit par dire:
– Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli… Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait vilain.
Et elle lui tendit sa gourde. Elle s’était relevée sur les genoux, il la voyait tout près de lui, éclairée par les deux lampes. Pourquoi donc l’avait-il trouvée laide? Maintenant qu’elle était noire, la face poudrée de charbon fin, elle lui semblait d’un charme singulier. Dans ce visage envahi d’ombre, les dents de la bouche trop grande éclataient de blancheur, les yeux s’élargissaient, luisaient avec un reflet verdâtre, pareils à des yeux de chatte. Une mèche des cheveux roux, qui s’était échappée du béguin, lui chatouillait l’oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de même.
– Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde.
Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d’une bouche à l’autre, les amusait. Lui, brusquement, s’était demandé s’il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lèvres. Elle avait de grosses lèvres d’un rose pâle, avivées par le charbon, qui le tourmentaient d’une envie croissante. Mais il n’osait pas, intimidé devant elle, n’ayant eu à Lille que des filles, et de l’espèce la plus basse, ignorant comment on devait s’y prendre avec une ouvrière encore dans sa famille.
– Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, après s’être remis à son pain.
Elle s’étonna, se fâcha presque.
– Comment! quatorze! mais j’en ai quinze!.. C’est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guère vite.
Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n’ignorait rien de l’homme ni de la femme, bien qu’il la sentît vierge de corps, et vierge enfant, retardée dans la maturité de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue où elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l’embarrasser, elle conta des histoires épouvantables, la voix paisible, très égayée. Ah! celle-là en faisait de belles! Et, comme il désirait savoir si elle-même n’avait pas d’amoureux, elle répondit en plaisantant qu’elle ne voulait pas contrarier sa mère, mais que cela arriverait forcément un jour. Ses épaules s’étaient courbées, elle grelottait un peu dans le froid de ses vêtements trempés de sueur, la mine résignée et douce, prête à subir les choses et les hommes.
– C’est qu’on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n’est-ce pas?
– Bien sûr.
– Et puis, ça ne fait du mal à personne… On ne dit rien au curé.
– Oh! le curé, je m’en fiche!.. Mais il y a l’Homme noir.
– Comment, l’Homme noir?
– Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles.
Il la regardait, craignant qu’elle ne se moquât de lui.
– Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien?
– Si fait, moi, je sais lire et écrire… Ça rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n’apprenait pas.
Elle était décidément très gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lèvres roses. C’était une résolution de timide, une pensée de violence qui étranglait sa voix. Ces vêtements de garçon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l’excitaient et le gênaient. Lui, avait avalé sa dernière bouchée. Il but à la gourde, la lui rendit pour qu’elle la vidât. Maintenant, le moment d’agir était venu, et il jetait un coup d’oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu’une ombre boucha la galerie.
Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s’avança, s’assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine était restée à terre, sur son séant, il l’empoigna par les épaules, lui renversa la tête, lui écrasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se préoccuper d’Étienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de décision jalouse.
Cependant, la jeune fille s’était révoltée.
– Laisse-moi, entends-tu!
Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d’aigle. Et il la lâcha enfin, et il s’en alla, sans dire un mot.
Un frisson avait glacé Étienne. C’était stupide d’avoir attendu. Certes, non, à présent, il ne l’embrasserait pas, car elle croirait peut-être qu’il voulait faire comme l’autre. Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir.
– Pourquoi as-tu menti? dit-il à voix basse. C’est ton amoureux.
– Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n’y a pas ça entre nous. Des fois, il veut rire… Même qu’il n’est pas d’ici, voilà six mois qu’il est arrivé du Pas-de-Calais.
Tous deux s’étaient levés, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l’autre, elle l’aurait préféré peut-être. L’idée d’une amabilité, d’une consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa lampe qui brûlait bleue, avec une large collerette pâle, elle tenta au moins de le distraire.
– Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d’un air de bonne amitié.
Lorsqu’elle l’eut mené au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un léger bouillonnement s’en échappait, un petit bruit, pareil à un sifflement d’oiseau.
– Mets ta main, tu sens le vent… C’est du grisou.
Il resta surpris. Ce n’était que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu’il y en avait beaucoup ce jour-là, pour que la flamme des lampes fût si bleue.
– Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants! cria la rude voix de Maheu.
Catherine et Étienne se hâtèrent de remplir leurs berlines et les poussèrent au plan incliné, l’échine raidie, rampant sous le toit bossué de la voie. Dès le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau.
Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, mangés aussi loin du soleil, avec une voracité muette, leur chargeaient de plomb l’estomac. Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n’avaient que l’idée fixe de compléter un gros nombre de berlines.
Tout disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement. Ils cessaient de sentir l’eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcées, l’étouffement des ténèbres, où ils blêmissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, à mesure que la journée s’avançait, l’air s’empoisonnait davantage, se chauffait de la fumée des lampes, de la pestilence des haleines, de l’asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme des toiles d’araignée, et que devait seul balayer l’aérage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n’ayant plus de souffle dans leurs poitrines embrasées, tapaient toujours.
V
Maheu, sans regarder à sa montre laissée dans sa veste, s’arrêta et dit:
– Bientôt une heure… Zacharie, est-ce fait?
Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa besogne, il était resté sur le dos, les yeux vagues, rêvassant aux parties de crosse qu’il avait faites la veille. Il s’éveilla, il répondit:
– Oui, ça suffira, on verra demain.
Et il retourna prendre sa place à la taille. Levaque et Chaval, eux aussi, lâchaient la rivelaine. Il y eut un repos. Tous s’essuyaient le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se fendillaient. Ils ne causaient guère que de leur travail.
– Encore une chance, murmura Chaval, d’être tombé sur des terres qui déboulent!.. Ils n’ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage.
– Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu’à nous foutre dedans.
Zacharie se mit à rire. Il se fichait du travail et du reste, mais ça l’amusait d’entendre empoigner la Compagnie. De son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt mètres. Il fallait être juste, on ne pouvait rien prévoir. Puis, les deux autres continuant à déblatérer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda autour de lui.
– Chut! en voilà assez!
– Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix. C’est malsain.
Une obsession des mouchards les hantait, même à cette profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu des oreilles.
– N’empêche, ajouta très haut Chaval d’un air de défi, que si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l’autre jour, je lui colle une brique dans le ventre… Je ne l’empêche pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine.
Cette fois, Zacharie éclata. Les amours du maître-porion et de la Pierronne étaient la continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine elle-même, appuyée sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les côtes et mit d’une phrase Étienne au courant; tandis que Maheu se fâchait, pris d’une peur qu’il ne cachait plus.
– Hein? tu vas te taire!.. Attends d’être tout seul, si tu veux qu’il t’arrive du mal.
Il parlait encore, lorsqu’un bruit de pas vint de la galerie supérieure. Presque aussitôt, l’ingénieur de la fosse, le petit Négrel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la taille, accompagné de Dansaert, le maître-porion.
– Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours là, qui sortent de la terre.
Paul Négrel, neveu de M. Hennebeau, était un garçon de vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frisés et des moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable, d’une intelligence sceptique, qui se changeait en une autorité cassante, dans ses rapports avec les ouvriers. Il était vêtu comme eux, barbouillé comme eux de charbon; et, pour les réduire au respect, il montrait un courage à se casser les os, passant par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous les éboulements et dans les coups de grisou.
– Nous y sommes, n’est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il.
Le maître-porion, un Belge à face épaisse, au gros nez sensuel, répondit avec une politesse exagérée:
– Oui, monsieur Négrel… Voici l’homme qu’on a embauché ce matin.
Tous deux s’étaient laissés glisser au milieu de la taille. On fit monter Étienne. L’ingénieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner.
– C’est bon, dit-il enfin. Je n’aime guère qu’on ramasse des inconnus sur les routes… Surtout, ne recommencez pas.
Et il n’écouta point les explications qu’on lui donnait, les nécessités du travail, le désir de remplacer les femmes par des garçons, pour le roulage. Il s’était mis à étudier le toit, pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout d’un coup, il s’écria:
– Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde!.. Vous allez tous y rester, nom d’un chien!
– Oh! c’est solide, répondit tranquillement l’ouvrier.
– Comment! solide!.. Mais la roche tasse déjà, et vous plantez des bois à plus de deux mètres, d’un air de regret! Ah! vous êtes bien tous les mêmes, vous vous laisseriez aplatir le crâne, plutôt que de lâcher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu!.. Je vous prie de m’étayer ça sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous!
Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant qu’ils étaient bons juges de leur sécurité, il s’emporta.
– Allons donc! quand vous aurez la tête broyée, est-ce que c’est vous qui en supporterez les conséquences? Pas du tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des pensions, à vous ou à vos femmes… Je vous répète qu’on vous connaît: pour avoir deux berlines de plus le soir, vous donneriez vos peaux.
Maheu, malgré la colère dont il était peu à peu gagné, dit encore posément:
– Si l’on nous payait assez, nous boiserions mieux.
L’ingénieur haussa les épaules, sans répondre. Il avait achevé de descendre le long de la taille, il conclut seulement d’en bas:
– Il vous reste une heure, mettez-vous tous à la besogne; et je vous avertis que le chantier a trois francs d’amende.
Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles.
– Quand je vous dis qu’ils se fichent du monde! criait l’ingénieur. Et vous, nom d’un chien! vous ne surveillez donc pas?
– Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion. On est las de leur répéter les choses.
Négrel appela violemment:
– Maheu! Maheu!
Tous descendirent. Il continuait:
– Voyez ça, est-ce que ça tient?… C’est bâti comme quatre sous. Voilà un chapeau que les moutons ne portent déjà plus, tellement on l’a posé à la hâte…[6] Pardi! je comprends que le raccommodage nous coûte si cher. N’est-ce pas? Pourvu que ça dure tant que vous en avez la responsabilité! Et puis tout casse, et la Compagnie est forcée d’avoir une armée de raccommodeurs… Regardez un peu là-bas, c’est un vrai massacre.
Chaval voulut parler, mais il le fit taire.
– Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu’on vous paie davantage, hein? Eh bien! je vous préviens que vous forcerez la Direction à faire une chose: oui, on vous paiera le boisage à part, et l’on réduira proportionnellement le prix de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez… En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je passerai demain.
Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s’éloigna. Dansaert, si humble devant lui, resta en arrière quelques secondes, pour dire brutalement aux ouvriers:
– Vous me faites empoigner, vous autres… Ce n’est pas trois francs d’amende que je vous flanquerai, moi! Prenez garde!
Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour.
– Nom de Dieu! ce qui n’est pas juste n’est pas juste. Moi, j’aime qu’on soit calme, parce que c’est la seule façon de s’entendre; mais, à la fin, ils vous rendraient enragés… Avez-vous entendu? La berline baissée, et le boisage à part! encore une façon de nous payer moins!.. Nom de Dieu de nom de Dieu!
Il cherchait quelqu’un sur qui tomber, lorsqu’il aperçut Catherine et Étienne, les bras ballants[7].
– Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ça vous regarde?… Je vas vous allonger mon pied quelque part.
Étienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux lui-même contre les chefs, qu’il trouvait les mineurs trop bons enfants.
Du reste, Levaque et Chaval s’étaient soulagés en gros mots. Tous, même Zacharie, boisaient rageusement. Pendant près d’une demi-heure, on n’entendit que le craquement des bois, calés à coups de masse. Ils n’ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s’exaspéraient contre la roche, qu’ils auraient bousculée et remontée d’un renfoncement d’épaules, s’ils l’avaient pu.
– En voilà assez! dit enfin Maheu, brisé de colère et de fatigue. Une heure et demie… Ah! une propre journée, nous n’aurons pas cinquante sous!.. Je m’en vais, ça me dégoûte.
Bien qu’il y eût encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. Les autres l’imitèrent. La vue seule de la taille les jetait hors d’eux. Comme la herscheuse s’était remise au roulage, ils l’appelèrent en s’irritant de son zèle: si le charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant à refaire les deux kilomètres, retournant au puits par la route du matin.
Dans la cheminée, Catherine et Étienne s’attardèrent, tandis que les haveurs glissaient jusqu’en bas. C’était une rencontre, la petite Lydie, arrêtée au milieu d’une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d’un tel saignement de nez, que depuis une heure elle était allée se tremper la figure quelque part, on ne savait pas où. Puis, quand ils la quittèrent, l’enfant poussa de nouveau sa berline, éreintée, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d’insecte, pareille à une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, dévalaient sur le dos, aplatissaient leurs épaules, de peur de s’arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous les derrières des chantiers, qu’ils devaient, de temps à autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant.
En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux; et l’idée qu’elle était une fille lui causait un malaise, parce qu’il se sentait bête de ne pas l’embrasser, et que le souvenir de l’autre l’en empêchait.
Assurément, elle lui avait menti: l’autre était son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas d’escaillage, car elle avait déjà le déhanchement d’une gueuse. Sans raison, il la boudait, comme si elle l’eût trompé. Elle pourtant, à chaque minute, se tournait, l’avertissait d’un obstacle, semblait l’inviter à être aimable. On était si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis! Enfin, ils débouchèrent dans la galerie de roulage, ce fut pour lui un soulagement à l’indécision dont il souffrait; tandis qu’elle, une dernière fois, eut un regard attristé, le regret d’un bonheur qu’ils ne retrouveraient plus.
Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit. Ils devaient s’effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu’il se rapprochait du puits. Entre les muraillements étroits, la colonne d’air soufflait de nouveau en tempête. Ils désespéraient d’arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouvèrent dans la salle de l’accrochage.