LA FÉE. Mais c’est l’âme du Sucre!…
MYTYL [rassurée]. Est-ce qu’il a des sucres d’orge?…
LA FÉE. Mais il n’a que ça dans ses poches, et chacun de ses doigts en est un…
[La Lampe tombe de la table, et aussitôt tombée, sa flamme se redresse et se transforme en une lumineuse vierge d’une incomparable beauté. Elle est vêtue de longs voiles transparents et éblouissants, et se tient immobile en une sorte d’extase.]
TYLTYL. C’est la Reine!
MYTYL. C’est la Sainte Vierge!…
LA FÉE. Non, mes enfants, c’est la Lumière…
[Cependant, les casseroles, sur les rayons, tournent comme des toupies hollandaises, l’armoire à linge claque ses battants et commence un magnifique déroulement d’étoffes couleur de lune et de soleil, auquel se mêlent, non moins splendides, des chiffons et des guenilles qui descendent l’échelle du grenier. Mais voici que trois coups assez rudes sont frappés à la porte de droite.]
TYLTYL [effrayé]. C’est papa!… Il nous a entendus!…
LA FÉE. Tourne le Diamant!… De gauche à droite!… [Tyltyl tourne vivement le diamant.] Pas si vite!… Mon Dieu! Il est trop tard!… Tu l’as tourné trop brusquement. Ils n’auront pas le temps de reprendre leur place, et nous aurons bien des ennuis… [La Fée redevient vieille femme, les murs de la cabane éteignent leurs splendeurs, les Heures rentrent dans l’horloge, le Rouet s’arrête, etc. Mais dans la hâte et le désarroi général, tandis que le Feu court follement autour de la pièce, à la recherche de la cheminée, un des Pains-de-quatre-livres, qui n’a pu retrouver place dans la huche, éclate en sanglots tout en poussant des rugissements d’épouvante.] Qu’y a-t-il?…
LE PAIN [tout en larmes]. Il n’y a plus de place dans la huche!…
LA FÉE [se penchant sur la huche]. Mais si, mais si… [Poussant les autres pains qui ont repris leur place primitive.] Voyons, vite, rangez-vous…
[On heurte encore la porte.]LE PAIN [éperdu, s’efforçant vainement d’entrer dans a huche]. Il n’y a pas moyen!… Il me mangera le premier!…
LE CHIEN [gambadant autour de Tyltyl]. Mon petit dieu!… Je suis encore ici!… Je puis encore parler! Je puis encore t’embrasser!… Encore! encore! encore!…
LA FÉE. Comment, toi aussi?… Tu es encore à?…
LE CHIEN. J’ai de la veine… Je n’ai pas pu rentrer dans le silence; la trappe s’est refermée trop vite.
LA CHATTE. La mienne aussi… Que va-t-il arriver?… Est-ce que c’est dangereux?
LA FÉE. Mon Dieu, je dois vous dire la vérité: tous ceux qui accompagneront les deux enfants, mourront à la fin du voyage…
LA CHATTE. Et ceux qui ne les accompagneront pas?…
LA FÉE. Ils survivront quelques minutes…
LA CHATTE [au Chien]. Viens, rentrons dans la trappe…
LE CHIEN. Non, non!… Je ne veux pas!… Je veux accompagner le petit dieu!… Je veux lui parler tout le temps!…
LA CHATTE. Imbécile!…
[On heurte encore à la porte.]LE PAIN [pleurant à chaudes larmes]. Je ne veux pas mourir à la fin du voyage!… Je veux rentrer tout de suite dans ma huche!…
LE FEU [qui n’a cessé de parcourir vertigineusement la pièce en poussant des sifflements d’angoisse]. Je ne trouve plus ma cheminée!…
L’EAU [qui tente vainement de rentrer dans le robinet]. Je ne peux plus rentrer dans le robinet!…
LE SUCRE [qui s’agite autour de son enveloppe de papier]. J’ai crevé mon papier d’emballage!…
LE LAIT [lymphatique et pudibond]. On a cassé mon petit pot!…
LA FÉE. Sont-ils bêtes, mon Dieu!… Sont-ils bêtes et poltrons!… Vous aimeriez donc mieux continuer de vivre dans vos vilaines boîtes, dans vos trap-pes et dans vos robinets que d’accompagner les enfants qui vont chercher l’Oiseau?…
TOUS [à l’exception du Chien et de la Lumière]. Oui! oui! Tout de suite!… Mon robinet!… Ma huche!… Ma cheminée!… Ma trappe!…
LA FÉE [à la Lumière qui regarde rêveusement les débris de sa lampe]. Et toi, la Lumière, qu’en dis-tu?…
LA LUMIÈRE. J’accompagnerai les enfants…
LE CHIEN [hurlant de joie]. Moi aussi! moi aussi!…
LA FÉE. Voilà qui est des mieux. Du reste, il est trop tard pour reculer; vous n’avez plus le choix, vous sortirez tous avec nous… Mais toi, le Feu, ne t’approche de personne, toi, le Chien, ne taquine pas la Chatte, et toi, l’Eau, tiens-toi droite et tâche de ne pas couler partout…
[Des coups violents sont encore frappés à la porte de droite.]
TYLTYL [écoutant]. C’est encore papa!… Cette fois, il se lève, je l’entends marcher…
LA FÉE. Sortons par la fenêtre… Vous viendrez tous chez moi, où j’habillerai convenablement les animaux et les phénomènes… [Au Pain.] Toi, le Pain, prends la cage dans laquelle on mettra l’Oiseau Bleu… Tu en auras a garde… Vite, vite, ne perdons pas de temps…
[La fenêtre s’allonge brusquement, comme une porte. Ils sortent tous, après quoi la fenêtre reprend sa forme primitive et se referme innocemment. La chambre est redevenue obscure, et les deux petits lits sont plongés dans l’ombre. La porte à droite s’entr’ouvre, et dans l’entrebâillement paraissent les têtes du père et de la mère Tyl.] LE PÈRE TYL. Ce n’était rien… C’est le grillon qui chante…
LA MÈRE TYL. Tu les vois?…
LE PÈRE TYL. Bien sûr… Ils dorment tranquillement…
LA MÈRE TYL. Je les entends respirer…
[La porte se referme.]RIDEAUACTE DEUXIÈME
Deuxième tableau
Chez la féeUn magnifique vestibule dans le palais de la Fée Bérylune. Colonnes de marbre clair à chapiteaux d’or et d’argent, escaliers, portiques, balustrades, etc.
[Entrent au fond, à droite, somptueusement habillés, la Chatte, le Sucre et le Feu. Ils sortent d’un appartement d’où émanent des rayons de lumière; c’est la garde-robe de la Fée. La Chatte a jeté une gaze légère sur son maillot de soie noire, le Sucre a revêtu une robe de soie, mi-partie de blanc et de bleu tendre, et le Feu, coiffé d’aigrettes multicolores, un long manteau cramoisi doublé d’or. Ils traversent toute la salle et descendent au premier plan, à droite, où la Chatte les réunit sous un portique.]
LA CHATTE. Par ici. Je connais tous les détours de ce palais… La Fée Bérylune l’a hérité de Barbe-Bleue27… Pendant que les enfants et la Lumière rendent visite à la petite fille de la Fée, profitons de notre dernière minute de liberté… Je vous ai fait venir ici, afin de vous entretenir de la situation qui nous est faite… Sommes-nous tous présents?…
LE SUCRE. Voici le Chien qui sort de la garderobe de la Fée…
LE FEU. Comment diable s’est-il habillé?…
LA CHATTE. Il a pris la livrée d’un des laquais du carrosse de Cendrillon28… C’est bien ce qu’il lui fallait… Il a une âme de valet… Mais dissimulonsnous derrière la balustrade… Je m’en méfie étrangement… Il vaudrait mieux qu’il n’entende pas ce que j’ai à vous dire…
LE SUCRE. C’est inutile… Il nous a éventés… Tiens, voilà l’Eau qui sort en même temps de la garderobe… Dieu! qu’elle est belle!…
[Le Chien et l’Eau rejoignent le premier groupe.]
LE CHIEN [gambadant]. Voilà! voilà!… Sommesnous beaux! Regardez donc ces dentelles, et puis ces broderies!… C’est de l’or et du vrai!…
LA CHATTE [à l’Eau]. C’est la robe «couleur-dutemps» de Peau-d’Âne?… Il me semble que je la connais…
L’EAU. Oui, c’est encore ce qui m’allait le mieux…
LE FEU [entre les dents]. Elle n’a pas son parapluie…
L’EAU. Vous dites?…
LE FEU. Rien, rien…
L’EAU. Je croyais que vous parliez d’un gros nez rouge que j’ai vu l’autre jour…
LA CHATTE. Voyons, ne nous querellons pas, nous avons mieux à faire… Nous n’attendons plus que le Pain: où est-il?…
LE CHIEN. Il n’en finissait pas de faire de l’embarras pour choisir son costume…
LE FEU. C’est bien la peine, quand on a l’air idiot et qu’on porte un gros ventre…
LE CHIEN. Finalement, il s’est décidé pour une robe turque, ornée de pierreries, un cimeterre et un turban…
LA CHATTE. Le voilà!… Il a mis la plus belle robe de Barbe-Bleue…
[Entre le Pain, dans le costume qu’on vient de décrire. La robe de soie est péniblement croisée sur son énorme ventre. Il tient d’une main la garde du cimeterre passé dans sa ceinture et de l’autre la cage destinée à l’Oiseau Bleu.]
LE PAIN [se dandidant vaniteusement]. Eh bien?… Comment me trouvez-vous?…
LE CHIEN [gambadant autour du Pain]. Qu’il est beau! qu’il est bête! qu’il est beau! qu’il est beau!…
LA CHATTE [au Pain]. Les enfants sont-ils habillés?…
LE PAIN. Oui, Monsieur Tyltyl a pris la veste rouge, les bas blancs et la culotte bleue du Petit Poucet; quant à Mademoiselle Mytyl, elle a la robe de Grethel et les pantoufles de Cendrillon… Mais la grande affaire, ç’a été d’habiller la Lumière!…
LA CHATTE. Pourquoi?…
LE PAIN. La Fée la trouvait si belle qu’elle ne voulait pas l’habiller du tout!… Alors j’ai protesté au nom de notre dignité d’éléments essentiels et éminem-ment respectables; et j’ai fini par déclarer que, dans ces conditions, je refusais de sortir avec elle…
LE FEU. Il fallait lui acheter un abat-jour!…
LA CHATTE. Et la Fée, qu’a-t-elle répondu?…
LE PAIN. Elle m’a donné quelques coups de bâton sur la tête et le ventre…
LA CHATTE. Et alors?…
LE PAIN. Je fus promptement convaincu, mais au dernier moment, la Lumière s’est décidée pour la robe «couleur-de-lune» qui se trouvait au fond du coffre aux trésors de Peau-d’Âne…
LA CHATTE. Voyons, c’est assez bavardé, le temps presse… Il s’agit de notre avenir… Vous l’avez entendu, la Fée vient de le dire, la fin de ce voyage marquera en même temps la fin de notre vie… Il s’agit donc de le prolonger autant que possible et par tous es moyens possibles… Mais il y a encore autre chose; il faut que nous pensions au sort de notre race et à la destinée de nos enfants…
LE PAIN. Bravo! bravo!… La Chatte a raison!…
LA CHATTE. Écoutez-moi… Nous tous ici présents, animaux, choses et éléments, nous possédons une âme que l’homme ne connaît pas encore. C’est pourquoi nous gardons un reste d’indépendance; mais, s’il trouve l’Oiseau Bleu, il saura tout, il verra tout, et nous serons complètement à sa merci… C’est ce que vient de m’apprendre ma vieille amie la Nuit, qui est en même temps la gardienne des mystères de la Vie… Il est donc de notre intérêt d’empêcher à tout prix qu’on ne trouve cet oiseau, fallût-il aller jusqu’à mettre en péril la vie même des enfants29…
LE CHIEN [indigné]. Que dit-elle, celle-là?… Répète un peu que j’entende bien ce que c’est?
LE PAIN. Silence!… Vous n’avez pas la parole!… Je préside l’assemblée…
LE FEU. Qui vous a nommé président?…
L’EAU [au Feu]. Silence!… De quoi vous mêlezvous?…
LE FEU. Je me mêle de ce qu’il faut… Je n’ai pas d’observations à recevoir de vous…
LE SUCRE [conciliant]. Permettez… Ne nous querellons point…30 L’heure est grave… Il s’agit avant tout de s’entendre sur les mesures à prendre…
LE PAIN. Je partage entièrement l’avis du Sucre et de la Chatte…
LE CHIEN. C’est idiot!… Il y a l’Homme, voilà tout!… Il faut lui obéir et faire tout ce qu’il veut!… Il n’y a que ça de vrai… Je ne connais que lui!… Vive l’Homme!… À la vie, à la mort, tout pour l’Homme!… l’Homme est dieu!…
LE PAIN. Je partage entièrement l’avis du Chien.
LA CHATTE [au Chien]. Mais on donne ses raisons…
LE CHIEN. Il n’y a pas de raisons!… J’aime ’Homme, ça suffit!… Si vous faites quelque chose contre lui, je vous étranglerai d’abord et j’irai tout lui révéler…
LE SUCRE [intervenant avec douceur]. Permettez… N’aigrissons pas la discussion… D’un certain point de vue, vous avez raison, l’un et l’autre… Il y a le pour et le contre…31
LE PAIN. Je partage entièrement l’avis du Sucre!…
LA CHATTE. Est-ce que tous ici, l’Eau, le Feu, et vous-mêmes le Pain et le Chien, nous ne sommes pas victimes d’une tyrannie sans nom?… Rappelezvous le temps où, avant la venue du despote, nous errions librement sur la face de la Terre… l’Eau et le Feu étaient les seuls maîtres du monde; et voyez ce qu’ils sont devenus!… Quant à nous, les chétifs descendants des grands fauves… Attention!… N’ayons l’air de rien… Je vois s’avancer la Fée et la Lumière… La Lumière s’est mise du parti de l’Homme; c’est notre pire ennemie… Les voici…
[Entrent à droite, la Fée et la Lumière, suivies de Tyltyl et de Mytyl.]
LA FÉE. Eh bien?… qu’est-ce que c’est?… Que faites-vous dans ce coin?… Vous avez l’air de conspirer…32 Il est temps de se mettre en route… Je viens de décider que la Lumière sera votre chef… Vous lui obéirez tous comme à moi-même et je lui confie ma baguète… Les enfants visiteront ce soir leurs grandparents qui sont morts… Vous ne les accompagnerez pas, par discrétion33… Ils passeront la soirée au sein de leur famille décédée… Pendant ce temps, vous préparerez tout ce qu’il faut pour l’étape de demain, qui sera longue… Allons, debout, en route et chacun à son poste!…
LA CHATTE [hypocritement]. C’est tout juste ce que je leur disais, Madame la Fée… Je les exhortais à remplir consciencieusement et courageusement tout leur devoir; malheureusement, le Chien qui ne cessait de m’interrompre…
LE CHIEN. Que dit-elle?… Attends un peu!…
[Il va bondir sur la chatte, mais Tyltyl, qui a prévenu son mouvement, l’arrête d’un geste menaçant.]
TYLTYL. À bas, Tylô!… Prends garde; et s’il t’arrive encore une seul fois de…
LE CHIEN. Mon petit dieu, tu ne sais pas, c’est elle qui…
TYLTYL [le menaçant.] Tais-toi!…
LA FÉE. Voyons, finissons-en… Que le Pain, ce soir, remette la cage à Tyltyl… Il est possible que l’Oiseau Bleu se cache dans le Passé, chez les grands-parents… En tout cas, c’est une chance qu’il convient de ne point négliger… Eh bien, le Pain, cette cage?…
LE PAIN [solennel]. Un instant, s’il vous plaît, Madame la Fée… [Comme un orateur qui prend la parole.] Vous tous, soyez temoins que cette cage d’argent qui me fut confiée par…
LA FÉE [l’interrompant]. Assez!… Pas de phrases… Nous sortirons par là, tandis que les enfants sortiront par ici…
TYLTYL [avec inquiet]. Nous sortirons tout seuls?…
MYTYL. J’ai faim!…
TYLTYL. Moi aussi!…
LA FÉE [au Pain]. Ouvre ta robe turque et donne leur une tranche de ton bon ventre.
[Le Pain ouvre sa robe, tire son cimeterre et coupe, à même son gros ventre34, deux tartines qu’il offre aux enfants.]
LE SUCRE [s’approchant des enfants]. Permettezmoi de vous offrir en même temps quelques sucres d’orge… [Il casse un à un les cinq doigts de sa main gauche et les leur présente.]
MYTYL. Qu’est-ce qu’il fait?… Il casse tous ses doigts…
LE SUCRE [engageant]. Goûtez-les, ils sont excelents… C’est de vrais sucres d’orge…
MYTYL [suçant un des doigts]. Dieu qu’il est bon!… Est-ce que tu en as beaucoup?…
LE SUCRE [modeste]. Mais oui, tant que je veux…
MYTYL. Est-ce que ça te fait mal quand tu les casses ainsi?…
LE SUCRE. Pas du tout… Au contraire; c’est très avantageux, ils repoussent tout de suite, et de cette façon, j’ai toujours des doigts propres et neufs…
LA FÉE. Voyons, mes enfants, ne mangez pas trop de sucre. N’oubliez pas que vous souperez tout à l’heure chez vos grands-parents…
TYLTYL. Ils sont ici?…
LA FÉE. Vous allez les voir à l’instant…
TYLTYL. Comment les verrons-nous, puisqu’ils sont morts?…
LA FÉE. Comment seraient-ils morts puisqu’ils vivent dans votre souvenir?… Les hommes ne savent pas ce secret parce qu’ils savent bien peu de chose; au lieu que toi, grâce au Diamant, tu vas voir que les morts dont on se souvient sont aussi heureux que s’ils n’étaient point morts…
TYLTYL. La Lumière vient avec nous?…
LA LUMIÈRE. Non, il est plus convenable que cela se passe en famille… J’attendrai ici près pour ne point paraître indiscrète… Ils ne m’ont pas invitée.
TYLTYL. Par où faut-il aller?…
LA FÉE. Par là… Vous êtes au seuil du Pays du Souvenir. Dès que tu auras tourné le Diamant, tu verras un gros arbre muni d’un écriteau, qui te montrera que tu es arrivé… Mais n’oubliez pas que vous devez être rentré tous les deux à neuf heures moins le quart… C’est extrêmement important… Surtout soyez exacts, car tout serait perdu si vous vous mettiez en retard… À bientôt… [Appelant la Chatte, le Chien, la Lumière, etc.] Par ici… Et les petits par là…
[Elle sort à droite avec la Lumière, les animaux, etc., tandis que les enfants sortent à gauche.]
RideauTroisième tableau
Le Pays du SouvenirUn épais brouillard d’où émerge, à droite, au tout premier plan, le tronc d’un gros chêne muni d’un écriteau. Clarté laiteuse, diffuse, impénétrable.
[Tyltyl et Mytyl se trouvent au pied du chêne.]
TYLTYL. Voici l’arbre!…
MYTYL. Il y a l’écriteau!…
TYLTYL. Je ne peux pas lire… Attends, je vais monter sur cette racine… C’est bien ça… C’est écrit: «Pays du Souvenir».
MYTYL. C’est ici qu’il commence?…
TYLTYL. Oui, il y a une flèche…
MYTYL. Eh bien, ou qu’ils sont35, bon-papa et bonne-maman?
TYLTYL. Derrière le brouillard… Nous allons voir…
MYTYL. Je ne vois rien du tout!… Je ne vois plus mes pieds ni mes mains… [Pleurnichant.] J’ai froid!… Je ne veux plus voyager… Je veux rentrer à la maison…
TYLTYL. Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l’Eau… T’es pas honteuse?36 Une grande petite fille!… Regarde, le brouillard se lève déjà… Nous allons voir ce qu’il y a dedans…
[En effet, la brume s’est mise en mouvement; elle s’allège, s’éclaire, se disperse, s’évapore. Bientôt, dans une lumière de plus en plus transparente, on découvre, sous une voûte de verdure, une riante maisonette de paysan, couverte de plantes grimpantes. Les fenêtres et la porte sont ouvertes. On voit des ruches d’abeilles sous un auvent, des pots de fleurs sur l’appui des croisées, une cage ou dort un merle, etc. Près de la porte un banc, sur lequel sont assis, profondément endormis, un vieux paysan et sa femme, c’est-à-dire le grand-père et la grand’mère de Tyltyl.]
TYLTYL [les reconnaissant tout à coup.] C’est bon-papa et bonne-maman!…
MYTYL [battant des mains.] Oui! Oui!… C’est eux!… C’est eux!…
TYLTYL [encore un peu méfiant]. Attention!… On ne sait pas encore s’ils remuent… Restons derrière l’arbre…
[Grand’maman Tyl ouvre les yeux, lève la tête, s’étire, pousse un soupir, regarde grand-papa Tyl qui lui aussi sort lentement de son sommeil.]
GRAND’MAMAN TYL. J’ai idée que nos petits-enfants qui sont encore en vie viennent nous venir voir aujourd’hui…
GRAND-PAPA TYL. Bien sûr, ils pensent à nous; car je me sens tout chose et j’ai des fourmis37 dans les ambes…
GRAND’MAMAN TYL. Je crois qu’ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent avant mes yeux…
GRAND-PAPA TYL. Non, non; ils sont fort oin… Je me sens encore faible…
GRAND’MAMAN TYL. Je te dis qu’ils sont là; ’ai déjà toute ma force…
TYLTYL et MYTYL [se précipitant de derrière le chêne]. Nous voilà!… Nous voilà!… Bon-papa, bonnemaman!… C’est nous!… C’est nous!…
GRAND-PAPA TYL. Là!… Tu vois!… Qu’est-ce que je disais! J’étais sûr qu’ils viendraient aujourd’hui…
GRAND’MAMAN TYL. Tyltyl! Mytyl!… C’est toi!… C’est elle!… C’est eux!… [S’efforçant de courir audevant d’eux.] Je ne peux pas courir!… J’ai toujours mes rhumatismes!
GRAND-PAPA TYL [accourant de même en clopinant]. Moi non plus… Rapport à ma jambe de bois qui remplace toujours celle que j’ai cassée en tombant du gros chêne…
[Les grands-parents et les enfants s’embrassent follement.]
GRAND’MAMAN TYL. Que tu es grandi et for-ci, mon Tyltyl!…
GRAND-PAPA TYL [caressant les cheveux de Mytyl]. Et Mytyl!… Regarde donc!… Les beaux cheveux, les beaux yeux!… Et puis, ce qu’elle sent bon!…
GRAND’MAMAN TYL. Embrassons-nous encore!… Venez sur mes genoux…
GRAND-PAPA TYL. Et moi, je n’aurai rien?…
GRAND’MAMAN TYL. Non, non… À moi d’abord… Comment vont Papa et Maman Tyl?…
TYLTYL. Fort bien, bonne-maman… Ils dormaient quand nous sommes sortis…
GRAND’MAMAN TYL [les contemplant et les accablant de caresses]. Mon Dieu, qu’ils sont jolis et bien débarbouillés!… C’est maman qui t’a débarbouillé?… Et tes bas ne sont pas troués!… C’est moi qui les reprisais autrefois. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent?… Cela nous fait tant de plaisir!… Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne…
TYLTYL. Nous ne pouvions pas, bonne-maman; et c’est grâce à la Fée qu’aujourd’hui…
GRAND’MAMAN TYL. Nous sommes toujours à, à attendre une petite visite de ceux qui vivent… Ils viennent si rarement!… La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c’était quand donc?… C’était à la Toussaint38, quand la cloche de l’église a tinté…
TYLTYL. À la Toussaint?… Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés…
GRAND’MAMAN TYL. Non, mais vous avez pensé à nous…
TYLTYL. Oui…
GRAND’MAMAN TYL. Eh bien, chaque fois que vous pensez à nous, nous nous réveillons et nous vous revoyons…
TYLTYL. Comment, il suffit que…
GRAND’MAMAN TYL. Mais voyons, tu sais bien…
TYLTYL. Mais non, je ne sais pas…
GRAND’MAMAN TYL [à Grand-Papa Tyl]. C’est étonnant, là-haut… Ils ne savent pas encore… Ils n’apprennent donc rien?…
GRAND-PAPA TYL. C’est comme de notre temps… Les Vivants sont si bêtes quand ils parlent des Autres…
TYLTYL. Vous dormez tout le temps?…
GRAND PAPA TYL. Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu’une pensée des Vivants nous réveille… Ah! c’est bien bon de dormir, quand la vie est finie… Mais il est agréable aussi de s’éveiller de temps en temps…
TYLTYL. Alors, vous n’êtes pas morts pour de vrai?…
GRAND-PAPA TYL [sursautant]. Que dis-tu?… Qu’est-ce qu’il dit?… Voilà qu’il emploie des mots que nous ne comprenons plus… Est-ce que c’est un mot nouveau, une invention nouvelle?…
TYLTYL. Le mot «mort»?…
GRAND-PAPA TYL. Oui; c’était ce mot-là… Qu’est-ce que ça veut dire?…
TYLTYL. Mais ça veut dire qu’on ne vit plus…
GRAND-PAPA TYL. Sont-ils bêtes, là-haut!…
TYLTYL. Est-ce qu’on est bien ici?…
GRAND-PAPA TYL. Mais oui; pas mal, pas mal; et même si l’on priait encore…
TYLTYL. Papa m’a dit qu’il ne faut plus prier…
GRAND-PAPA TYL. Mais si, mais si… Prier c’est se souvenir…
GRAND’MAMAN TYL. Oui, oui, tout irait bien, si seulement vous veniez nous voir plus souvent… Te rappelles-tu, Tyltyl?… La dernière fois, j’avais fait une belle tarte aux pommes… Tu en as mangé tant et tant que tu t’es fait du mal…
TYLTYL. Mais je n’ai pas mangé de tarte aux pommes depuis l’année dernière… Il n’y a pas eu de pommes cette année…
GRAND’MAMAN TYL. Ne dis pas de bêtises… Ici il y en a toujours…
TYLTYL. Ce n’est pas la même chose…
GRAND’MAMAN TYL. Comment? Ce n’est pas la même chose?… Mais tout est la même chose puisqu’on peut s’embrasser…
TYLTYL [regardant tour à tour son grand-père et sa grand’mère]. Tu n’as pas changé, bon-papa, pas du tout, pas du tout… Et bonne-maman non plus n’a pas changé du tout… Mais vous êtes plus beaux…
GRAND-PAPA TYL. Eh! ça ne va pas mal… Nous ne vieillissons plus… Mais vous, grandissezvous!… Ah! oui, vous poussez ferme!… Tenez, là, sur la porte, on voit encore la marque de la dernière fois… C’était à la Toussaint… Voyons, tiens-toi bien droit… [Tyltyl se dresse contre la porte.] Quatre doigts!… C’est énorme!… [Mytyl se dresse également contre la porte.] Et Mytyl, quatre et demi!… Ah, ah! la mauvaise graine!… Ce que ça pousse, ce que ça pousse!…
TYLTYL [regardant autour de soi avec ravissement]. Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place!… Mais comme tout est plus beau!… Voilà l’horloge avec la grande aiguille dont j’ai cassé la pointe…
GRAND-PAPA TYL. Et voici la soupière que tu as écornée…
TYLTYL. Et voilà le trou que j’ai fait à la porte, e jour que j’ai trouvé le vilebrequin…
GRAND-PAPA TYL. Ah oui, tu en as fait des dégâts!… Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n’étais pas là… Il a toujours ses belles prunes rouges…
TYLTYL. Mais elles sont bien plus belles!…
MYTYL. Et voici le vieux merle!… Est-ce qu’il chante encore?…
[Le merle se réveille et se met à chanter à tuetête39.]