Книга Опасные связи / Les liaisons dangereuses. Книга для чтения на французском языке - читать онлайн бесплатно, автор Пьер Шодерло де Лакло. Cтраница 6
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Опасные связи / Les liaisons dangereuses. Книга для чтения на французском языке
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Опасные связи / Les liaisons dangereuses. Книга для чтения на французском языке

De…, ce 24 août 17**.

Lettre XXXIII. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Dès que vous craignez de réussir, mon cher Vicomte, dès que votre projet est de fournir des armes contre vous, et que vous désirez moins de vaincre que de combattre, je n’ai plus rien à dire. Votre conduite est un chef-d’œuvre de prudence. Elle en serait un de sottise dans la supposition contraire ; et, pour vous parler vrai, je crains que vous ne vous fassiez illusion.

Ce n’est pas de n’avoir pas profité du moment que je vous reproche. D’une part, je ne vois pas clairement qu’il fût venu ; de l’autre, je sais assez que, quoi qu’on en dise, une occasion manquée se retrouve, tandis qu’on ne revient jamais d’une démarche précipitée.

Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie de prévoir à présent où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu’elle doit se rendre ? Il me semble que ce ne peut être là qu’une vérité de sentiment, et non de démonstration ; et que pour la faire recevoir, il s’agit d’attendrir et non de raisonner ; mais à quoi vous servirait d’attendrir par lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter ? Quand vos belles phrases produiraient une ivresse assez forte pour décider cette femme, vous flattez-vous qu’elle soit assez longue pour que la réflexion n’ait pas le temps d’en empêcher l’aveu ? Songez donc au temps qu’il faut pour écrire une lettre, à celui qui se passe avant qu’on la remette ; et voyez si, surtout une femme à principes comme votre Dévote, peut vouloir si longtemps ce qu’elle tâche de ne vouloir jamais. Cette marche peut réussir avec des enfants, qui, quand ils écrivent je vous aime, ne savent pas qu’ils disent je me rends. Mais la vertu raisonneuse de Mme de Tourvel me paraît fort bien connaître la valeur des termes. Aussi, malgré l’avantage que vous aviez pris sur elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive ? par cela seul qu’on dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raisons, on en trouve, on les dit ; et après on y tient, non pas tant parce qu’elles sont bonnes que pour ne se pas démentir.

De plus, une remarque que je m’étonne que vous n’ayez pas faite, c’est qu’il n’y a rien de si difficile en amour, que d’écrire ce qu’on ne sent pas. Je dis encore d’une façon vraisemblable : ce n’est pas qu’on ne se serve des mêmes mots, mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s’en pas apercevoir ; mais qu’importe ? l’effet n’en est pas moins manqué. C’est le défaut des romans ; l’auteur se bat les flancs pour s’échauffer, et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu’on en puisse excepter ; et malgré le talent de l’auteur, cette observation m’a toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il n’en est pas de même en parlant. L’habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité ; la facilité des larmes y ajoute encore : l’expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse ; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l’amour ; et surtout la présence de l’objet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer d’être vaincues.

Croyez-moi, Vicomte : on vous demande de ne plus écrire ; profitez-en pour réparer votre faute, et attendez l’occasion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyais ? sa défense est bonne ; et, sans la longueur de sa lettre, et le prétexte qu’elle vous donne, pour rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance elle ne se serait pas du tout trahie.

Ce qui me paraît encore devoir vous rassurer sur le succès, c’est qu’elle use trop de forces à la fois ; je prévois qu’elle les épuisera pour la défense du mot, et qu’il ne lui en restera plus pour celle de la chose.

Je vous renvoie vos deux lettres, et si vous êtes prudent, ce seront les dernières jusqu’après l’heureux moment. S’il était moins tard, je vous parlerais de la petite Volanges, qui avance assez vite, et dont je suis fort contente. Je crois que j’aurai fini avant vous, et vous devez en être bien honteux. Adieu pour aujourd’hui.

De …, ce 24 août 17**.

Lettre XXXIV. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Vous parlez à merveille, ma belle amie ; mais pourquoi vous tant fatiguer à prouver ce que personne n’ignore ? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu’écrire ; voilà, je crois, toute votre lettre. Eh mais ! ce sont les plus simples éléments de l’art de séduire. Je remarquerai seulement que vous ne faites qu’une exception à ce principe, et qu’il y en a deux. Aux enfants qui suivent cette marche par timidité et se livrent par ignorance, il faut joindre les femmes beaux-esprits, qui s’y laissent engager par amour-propre, et que la vanité conduit dans le piège. Par exemple, je suis bien sûr que la Comtesse de B., qui répondit sans difficulté à ma première lettre, n’avait pas alors plus d’amour pour moi que moi pour elle, et qu’elle ne vit que l’occasion de traiter un sujet qui devait lui faire honneur.

Quoiqu’il en soit, un avocat vous dirait que le principe ne s’applique pas à la question. En effet, vous supposez que j’ai le choix entre écrire et parler, ce qui n’est pas. Depuis l’affaire du 19, mon inhumaine, qui se tient sur la défensive, a mis à éviter les rencontres une adresse qui a déconcerté la mienne. C’est au point que, si cela continue, elle me forcera à m’occuper sérieusement d’en trouver les moyens : car assurément je ne souffrirai d’être vaincu par elle en aucun genre. Mes lettres mêmes sont le sujet d’une petite guerre : non contente de n’y pas répondre, elle refuse de les recevoir. Il faut pour chacune une ruse nouvelle, et qui ne réussit pas toujours.

Vous vous rappelez par quel moyen simple j’avais remis la première ; la seconde n’offrit pas plus de difficulté. Elle m’avait demandé de lui rendre sa lettre : je lui donnai la mienne en place, sans qu’elle eût le moindre soupçon. Mais soit dépit d’avoir été attrapée, soit caprice, ou enfin soit vertu, car elle me forcera d’y croire, elle refusa obstinément la troisième. J’espère pourtant que l’embarras où a pensé la mettre la suite de ce refus, la corrigera pour l’avenir.

Je ne fus pas très étonné qu’elle ne voulût pas recevoir cette lettre, que je lui offrais tout simplement ; c’eût été déjà accorder quelque chose, et je m’attends à une plus longue défense. Après cette tentative, qui n’était qu’un essai fait en passant, je mis une enveloppe à ma lettre ; et prenant le moment de la toilette, où Mme de Rosemonde et la femme de chambre étaient présentes, je la lui envoyai par mon chasseur, avec ordre de lui dire que c’était le papier qu’elle m’avait demandé. J’avais bien deviné qu’elle craindrait l’explication scandaleuse que nécessiterait un refus : en effet, elle prit la lettre ; et mon ambassadeur, qui avait ordre d’observer sa figure, et qui ne voit pas mal, n’aperçut qu’une légère rougeur et plus d’embarras que de colère.

Je me félicitais donc : bien sûr, ou qu’elle garderait cette lettre, ou que si elle voulait me la rendre, il faudrait qu’elle se trouvât seule avec moi, ce qui me donnerait une occasion de lui parler. Environ une heure après, un de ses gens entre dans ma chambre et me remet, de la part de sa maîtresse, un paquet d’une autre forme que le mien, et sur l’enveloppe duquel je reconnais l’écriture tant désirée. J’ouvre avec précipitation. C’était ma lettre elle-même, non décachetée et pliée seulement en deux. Je soupçonne que la crainte que je ne fusse moins scrupuleux qu’elle sur le scandale, lui a fait employer cette ruse diabolique.

Vous me connaissez ; je n’ai pas besoin de vous peindre ma fureur. Il fallut pourtant reprendre son sang-froid, et chercher de nouveaux moyens. Voici le seul que je trouvai.

On va d’ici, tous les matins, chercher les lettres à la poste, qui est environ à trois quarts de lieue : on se sert, pour cet objet, d’une boîte couverte à peu près comme un tronc, dont le maître de la poste a une clef et Mme de Rosemonde l’autre. Chacun y met ses lettres dans la journée, quand bon lui semble : on les porte le soir à la poste, et le matin on va chercher celles qui sont arrivées. Tous les gens, étrangers ou autres, font ce service également. Ce n’était pas le tour de mon domestique ; mais il se chargea d’y aller, sous le prétexte qu’il avait affaire de ce côté.

Cependant j’écrivis ma lettre. Je déguisai mon écriture pour l’adresse, et je contrefis assez bien, sur l’enveloppe, le timbre de Dijon. Je choisis cette ville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits que le mari, d’écrire aussi du même lieu ; et aussi parce que ma belle avait parlé toute la journée du désir qu’elle avait de recevoir des lettres de Dijon. Il me parut juste de lui procurer ce plaisir.

Ces précautions une fois prises, il était facile de faire joindre cette lettre aux autres. Je gagnais encore à cet expédient d’être témoin de la réception : car l’usage est ici de se rassembler pour déjeuner, et d’attendre l’arrivée des lettres avant de se séparer. Enfin elles arrivèrent.

Mme de Rosemonde ouvrit la boîte. « De Dijon », dit-elle, en donnant la lettre à Madame de Tourvel. – « Ce n’est pas l’écriture de mon mari », reprit celle-ci d’une voix inquiète, en rompant le cachet avec vivacité ; le premier coup d’œil l’instruisit ; et il se fit une telle révolution sur sa figure, que Mme de Rosemonde s’en aperçut, et lui dit : « Qu’avez-vous ? » Je m’approchai aussi, en disant : « Cette lettre est donc bien terrible ? » La timide dévote n’osait lever les yeux, ne disait mot, et, pour sauver son embarras, feignait de parcourir l’épître, qu’elle n’était guère en état de lire. Je jouissais de son trouble ; et n’étant pas fâché de la pousser un peu : « Votre air plus tranquille, ajoutai-je, fait espérer que cette lettre vous a causé plus d’étonnement que de douleur. » La colère alors l’inspira mieux que n’eût pu faire la prudence. « Elle contient, répondit-elle, des choses qui m’offensent, et que je suis étonnée qu’on ait osé m’écrire. » « Et qui donc ? » interrompit Mme de Rosemonde. « Elle n’est pas signée, » répliqua la belle courroucée : « Mais la lettre et son auteur m’inspirent un égal mépris. On m’obligera de ne m’en plus parler. » En disant ces mots, elle déchira l’audacieuse missive, en mit les morceaux dans sa poche, se leva et sortit.

Malgré cette colère, elle n’en a pas moins eu ma lettre ; et je m’en remets bien à sa curiosité, du soin de l’avoir lue en entier.

Le détail du reste de la journée me mènerait trop loin. Je joins à ce récit le brouillon de mes deux lettres ; vous serez aussi instruite que moi. Si vous voulez être au courant de cette correspondance, il faut vous accoutumer à déchiffrer mes minutes : car pour rien au monde, je ne dévorerais l’ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie.

De …, ce 25 août 17**.

Lettre XXXV. Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

Il faut vous obéir, Madame ; il faut vous prouver qu’au milieu des torts que vous vous plaisez à me croire, il me reste au moins assez de délicatesse pour ne pas me permettre un reproche, et assez de courage pour m’imposer les plus douloureux sacrifices. Vous m’ordonnez le silence et l’oubli ! eh bien ! je forcerai mon amour à se taire ; et j’oublierai, s’il est possible, la façon cruelle dont vous l’avez accueilli. Sans doute, le désir de vous plaire n’en donnait pas le droit ; et j’avoue encore que le besoin que j’avais de votre indulgence, ne faisait pas un titre pour y prétendre : mais vous regardez mon amour comme un outrage ; vous oubliez que si ce pouvait être un tort, vous en seriez à la fois et la cause et l’excuse. Vous oubliez aussi, qu’accoutumé à vous ouvrir mon âme, lors même que cette confiance pouvait me nuire, il ne m’était plus possible de vous cacher les sentiments dont vous l’avez pénétrée ; et ce qui fut l’ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de l’audace. Pour prix de l’amour le plus tendre, le plus vrai, le plus respectueux, vous me rejettez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine. Quel autre ne se plaindrait pas d’être traité ainsi ? Moi seul, je me soumets ; je souffre tout et ne murmure point ; vous frappez, et j’adore. L’inconcevable empire que vous avez sur moi vous rend maîtresse absolue de mes sentiments ; et si mon amour seul vous résiste, si vous ne pouvez le détruire, c’est qu’il est votre ouvrage et non pas le mien.

Je ne demande point un retour dont jamais je ne me suis flatté. Je n’attends pas même cette pitié, que l’intérêt que vous m’aviez témoigné quelquefois pouvait me faire espérer. Mais je crois, je l’avoue, pouvoir réclamer votre justice.

Vous m’apprenez, Madame, qu’on a cherché à me nuire dans votre esprit. Si vous en eussiez cru les conseils de vos amis, vous ne m’eussiez pas laissé même approcher de vous ; ce sont vos termes. Quels sont donc ces amis officieux ? Sans doute ces gens si sévères, et d’une vertu si rigide, consentent à être nommés ; sans doute ils ne voudraient pas se couvrir d’une obscurité qui les confondrait avec de vils calomniateurs ; et je n’ignorerai ni leur nom, ni leurs reproches. Songez, Madame, que j’ai le droit de savoir l’un et l’autre, puisque vous me jugez d’après eux. On ne condamne point un coupable sans lui dire son crime, sans lui nommer ses accusateurs. Je ne demande point d’autre grâce, et je m’engage d’avance à me justifier, à les forcer de se dédire.

Si j’ai trop méprisé, peut-être, les vaines clameurs d’un public dont je fais peu de cas, il n’en est pas ainsi de votre estime ; et quand je consacre ma vie à la mériter, je ne me la laisserai pas ravir impunément. Elle me devient d’autant plus précieuse, que je lui devrai sans doute cette demande que vous craignez de me faire, et qui me donnerait, dites-vous, des droits à votre reconnaissance. Ah ! loin d’en exiger, je croirai vous en devoir, si vous me procurez l’occasion de vous être agréable. Commencez donc à me rendre plus de justice, en ne me laissant plus ignorer ce que vous désirez de moi. Si je pouvais le deviner, je vous éviterais la peine de le dire. Au plaisir de vous voir, ajoutez le bonheur de vous servir, et je me louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter ? ce n’est pas, je l’espère, la crainte d’un refus ? je sens que je ne pourrais vous la pardonner. Ce n’en est pas un que de ne pas vous rendre votre lettre. Je désire, plus que vous, qu’elle ne me soit plus nécessaire : mais accoutumé à vous croire une âme si douce, ce n’est que par elle que je puis vous voir telle que vous voulez être pour moi. Quand je forme le vœu de vous rendre sensible, elle me rappelle que, plutôt que d’y consentir, vous fuiriez à cent lieues de moi ; quand tout en vous augmente et justifie mon amour, c’est encore elle qui me répète que mon amour vous outrage ; et lorsqu’en vous voyant, cet amour me semble le bien suprême, j’ai besoin de vous lire, pour sentir que ce n’est qu’un affreux tourment. Vous concevez à présent que mon plus grand bonheur serait de pouvoir vous rendre cette lettre fatale : me la demander encore, serait m’autoriser à ne plus croire ce qu’elle contient ; vous ne doutez pas, j’espère, de mon empressement à vous la remettre.

De …, ce 21 août 17**.

Lettre XXXVI. Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

(Timbrée de Dijon.)

Votre sévérité augmente chaque jour, Madame, et, si je l’ose dire, vous semblez craindre moins l’injustice que l’indulgence. Après m’avoir condamné sans m’entendre, vous avez dû sentir, en effet, qu’il vous serait plus facile de ne pas lire mes raisons que d’y répondre. Vous refusez mes lettres avec obstination ; vous me les renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir à la ruse, dans le moment même où mon unique but est de vous convaincre de ma bonne foi. La nécessité où vous m’avez mis de me défendre suffira sans doute pour en excuser les moyens. Convaincu d’ailleurs par la sincérité de mes sentiments, que pour les justifier à vos yeux il me suffit de vous les faire bien connaître, j’ai cru pouvoir me permettre ce léger détour. J’ose croire aussi que vous me le pardonnerez ; et que vous serez peu surprise que l’amour soit plus ingénieux à se produire, que l’indifférence à l’écarter.

Permettez donc, Madame, que mon cœur se dévoile entièrement à vous. Il vous appartient, il est juste que vous le connaissiez.

J’étais bien éloigné, en arrivant chez Mme de Rosemonde, de prévoir le sort qui m’y attendait. J’ignorais que vous y fussiez ; et j’ajouterai, avec la sincérité qui me caractérise, que quand je l’aurais su, ma sécurité n’en eût point été troublée : non que je rendisse à votre beauté la justice qu’on ne peut lui refuser ; mais accoutumé à n’éprouver que des désirs, à ne me livrer qu’à ceux que l’espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de l’amour.

Vous fûtes témoin des instances que me fit Mme de Rosemonde pour m’arrêter quelque temps. J’avais déjà passé une journée avec vous : cependant je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu’au plaisir, si naturel et si légitime, de témoigner des égards à une parente respectable. Le genre de vie qu’on menait ici différait beaucoup sans doute de celui auquel j’étais accoutumé ; il ne m’en coûta rien de m’y conformer ; et sans chercher à pénétrer la cause du changement qui s’opérait en moi, je l’attribuais uniquement encore à cette facilité de caractère, dont je crois vous avoir déjà parlé.

Malheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un malheur ?) en vous connaissant mieux je reconnus bientôt que cette figure enchanteresse, qui seule m’avait frappé, était le moindre de vos avantages ; votre âme céleste étonna, séduisit la mienne. J’admirais la beauté, j’adorai la vertu. Sans prétendre à vous obtenir, je m’occupai à vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le passé, j’ambitionnai votre suffrage pour l’avenir. Je le cherchais dans vos discours, je l’épiais dans vos regards ; dans ces regards d’où partait un poison d’autant plus dangereux, qu’il était répandu sans dessein, et reçu sans méfiance.

Alors je connus l’amour. Mais que j’étais loin de m’en plaindre ! résolu de l’ensevelir dans un éternel silence, je me livrais sans crainte comme sans réserve à ce sentiment délicieux. Chaque jour augmentait son empire. Bientôt le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absentiez-vous un moment ? mon cœur se serrait de tristesse ; au bruit qui m’annonçait votre retour, il palpitait de joie. Je n’existais plus que par vous, et pour vous. Cependant c’est vous-même que j’adjure : jamais dans la gaieté des folâtres jeux, ou dans l’intérêt d’une conversation sérieuse, m’échappa-t-il un mot qui pût trahir le secret de mon cœur ?

Enfin ce jour arriva où devait commencer mon infortune ; et par une inconcevable fatalité, une action honnête en devint le signal. Oui, Madame, c’est au milieu des malheureux que j’avais secourus, que, vous livrant à cette sensibilité précieuse qui embellit la beauté même et ajoute du prix à la vertu, vous achevâtes d’égarer un cœur que déjà trop d’amour enivrait. Vous vous rappellerez, peut-être, quelle préoccupation s’empara de moi au retour ! Hélas ! je cherchais à combattre un penchant que je sentais devenir plus forte que moi.

C’est après avoir épuisé mes forces dans ce combat trop inégal, qu’un hasard, que je n’avais pu prévoir, me fit trouver seul avec vous. Là, je succombai, je l’avoue. Mon cœur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes. Mais est-ce donc un crime ? et si c’en est un, n’est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels je suis livré ?

Dévoré par un amour sans espoir, j’implore votre pitié et ne trouve que votre haine : sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l’état cruel où vous m’avez réduit, je passe les jours à déguiser mes peines, et les nuits à m’y livrer ; tandis que vous, tranquille et paisible, vous ne connaissez ces tourments que pour les causer et vous en applaudir. Cependant c’est vous qui vous plaignez, et c’est moi qui m’excuse.

Voilà pourtant, Madame, voilà le récit fidèle de ce que vous nommez mes torts, et que peut-être il serait plus juste d’appeler mes malheurs. Un amour pur et sincère, un respect qui ne s’est jamais démenti, une soumission parfaite ; tels sont les sentiments que vous m’avez inspirés. Je n’eusse pas craint d’en présenter l’hommage à la Divinité même. O vous, qui êtes son plus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence ! Songez à mes peines cruelles ; songez surtout que, placé par vous entre le désespoir et la félicité suprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon sort.

De…, ce 23 août 17**.

Lettre XXXVII. La Présidente de Tourvel à Madame de Volanges

Je me soumets, Madame, aux conseils que votre amitié me donne. Accoutumée à déférer en tout à vos avis, je le suis à croire qu’ils sont toujours fondés en raison. J’avouerai même que M. de Valmont doit être en effet infiniment dangereux, s’il peut à la fois feindre d’être ce qu’il paraît ici, et rester tel que vous le dépeignez. Quoi qu’il en soit, puisque vous l’exigez, je l’éloignerai de moi ; au moins j’y ferai mon possible : car souvent les choses qui dans le fond devraient être les plus simples, deviennent embarrassantes par la forme.

Il me paraît toujours impraticable de faire cette demande à sa tante ; elle deviendrait également désobligeante, et pour elle, et pour lui. Je ne prendrais pas non plus, sans quelque répugnance, le parti de m’éloigner moi-même : car outre les raisons que je vous ai déjà mandées relatives à M. de Tourvel, si mon départ contrariait M. de Valmont, comme il est possible, n’aurait-il pas la facilité de me suivre à Paris ? et son retour, dont je serais, dont au moins je paraîtrais être l’objet, ne semblerait-il pas plus étrange qu’une rencontre à la campagne, chez quelqu’un qu’on sait être sa parente et mon amie ?

Il ne me reste donc d’autre ressource que d’obtenir de lui-même qu’il veuille bien s’éloigner. Je sens que cette proposition est difficile à faire ; cependant, comme il paraît avoir à cœur de me prouver qu’il a en effet plus d’honnêteté qu’on ne lui en suppose, je ne désespère pas de réussir. Je ne serai pas même fâchée de le tenter, et d’avoir une occasion de juger si, comme il le dit souvent, les femmes vraiment honnêtes n’ont jamais eu, n’auront jamais à se plaindre de ses procédés. S’il part, comme je le désire, ce sera en effet par égard pour moi ; car je ne peux pas douter qu’il n’ait le projet de passer ici une grande partie de l’automne. S’il refuse ma demande et s’obstine à rester, je serai toujours à temps de partir moi-même, et je vous le promets.

Voilà, je crois, Madame, tout ce que votre amitié exigeait de moi : je m’empresse d’y satisfaire, et de vous prouver que malgré la chaleur que j’ai pu mettre à défendre M. de Valmont, je n’en suis pas moins disposée, non seulement à écouter, mais même à suivre les conseils de mes amis.

J’ai l’honneur d’être, etc.

De …, ce 25 août 17**.

Lettre XXXVIII. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Votre énorme paquet m’arrive à l’instant, mon cher Vicomte. Si la date en est exacte, j’aurais dû le recevoir vingt-quatre heures plus tôt. Quoi qu’il en soit, si je prenais le temps de le lire, je n’aurais plus celui d’y répondre. Je préfère de vous en accuser seulement la réception, et nous causerons d’autre chose. Ce n’est pas que j’aie rien à vous dire pour mon compte ; l’automne ne laisse à Paris presque point d’hommes qui aient figure humaine : aussi je suis, depuis un mois, d’une sagesse à périr ; et tout autre que mon Chevalier serait fatigué des preuves de ma constance. Ne pouvant m’occuper, je me distrais avec la petite Volanges ; et c’est d’elle que je veux vous parler.

Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez, à ne pas vous charger de cet enfant ? elle est vraiment délicieuse ! cela n’a ni caractère ni principes ; jugez combien sa société sera douce et facile. Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment ; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, si l’on peut parler ainsi, qui quelquefois m’étonne moi-même, et qui réussira d’autant mieux, que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité. Elle est naturellement très caressante, et je m’en amuse quelquefois : sa petite tête se monte avec une facilité incroyable ; et elle est alors d’autant plus plaisante, qu’elle ne sait rien, absolument rien, de ce qu’elle désire tant de savoir. Il lui en prend des impatiences tout à fait drôles ; elle rit, elle se dépite, elle pleure, et puis elle me prie de l’instruire, avec une bonne foi réellement séduisante. En vérité, je suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé.