LUI. Attendez, où allez-vous de nouveau?
ELLE. Rassurez-vous, je reviens.
LUI. Vous revenez, c’est sûr?
ELLE. Pensez-vous que je veuille rester sans champagne? (Elle sort.)
L’homme, ne sachant que penser, regarde dans le couloir, revient, ôte sa veste, va à nouveau à la porte mais, à ce moment-là, la femme revient. Elle est vêtue d’une robe de soirée et tient dans ses mains une boîte et un petit bouquet de fleurs.
LUI. (Réjoui et étonné.). Où et comment avez-vous eu le temps de vous métamorphoser si vite?
ELLE. J’ai décidé de réactiver votre curiosité. (Embrassant du regard la pièce :) Eh bien, qu’attendez-vous? Pourquoi rien n’est-il prêt?
LUI. Et que faut-il préparer?
ELLE. Tout de même, quel empoté! Mettons la table ici.
Ils transportent la table au centre de la pièce.
ELLE. À présent, versez de l’eau dans le vase.
La femme sort une nappe de la boîte, en recouvre la table, pose des chandeliers et des chandelles sortis de la même boîte. L’homme, apportant un vase rempli d’eau, y met les fleurs, aide la femme à enlever du chariot le champagne, le couvert et le hors-d’œuvre. La femme installe le vase et allume les chandelles. À présent la table prend un vrai air de fête.
LUI. Où vous êtes-vous procuré tout cela? Votre absence n’a duré que deux minutes.
ELLE. C’est un secret.
LUI. Vous êtes un vrai mystère. Et d’où viennent les fleurs?
ELLE. De la forêt. Que pouvais-je faire d’autre quand vous-même n’y avez pas pensé?
LUI. Vous êtes une femme rare.
ELLE. Visiblement, c’est qu’avant vous n’avez pas eu de chance avec les femmes, c’est tout. Éteignez la lumière.
LUI. Maintenant c’est confortable et beau. J’aurais été incapable de faire pareil.
ELLE. Mais vous voyez notre rencontre comme un arrangement alors que moi je veux qu’elle soit un rendez-vous. Eh bien? C’est vous l’hôte. Peut-être, allez-vous m’inviter à m’asseoir et allez-vous ouvrir la bouteille?
LUI. C’est vous qui avez tout organisé et c’est moi qui me sens invité.
ELLE. En ce cas, je m’assois sans cérémonie.
La femme s’assoit. L’homme ouvre la bouteille de champagne et remplit les flûtes.
LUI. Vous m’offrez une fête remarquable.
ELLE. Alors buvons à cette fête. Faisons de ce jour notre première fête et nommons cette fête séparation.
Ils boivent.
LUI. Je dois avouer que, quand vous le voulez, vous savez être très charmante.
ELLE. C’est ce que je veux toujours, mais ça ne réussit pas toujours.
LUI. Ça réussit, croyez-moi. (Il veut à nouveau l’étreindre.)
ELLE. (S’écartant calmement de ses étreintes.). Si vous ne savez pas où mettre vos mains, versez plutôt du vin. Mon verre est vide, ne le voyez-vous pas?
LUI. (Regagnant sa place et remplissant les flûtes.). À quoi buvons-nous, à présent?
ELLE. (Haussant les épaules.). À l’amour. Au succès. À la rencontre. (Avec un ton légèrement moqueur :) Ou bien, vous pouvez boire debout à la santé des belles femmes. N’êtes-vous pas un amateur follement expérimenté et connaisseur du sexe féminin?
LUI. Eh bien… Alors, je propose de passer au tutoiement.
ELLE. Pas la peine. Je n’aime pas le tutoiement entre deux personnes qui se connaissent très peu. Par exemple, un supérieur hiérarchique, allez savoir pourquoi, se croit autorisé à tutoyer ses subalternes. Très souvent ce n’est pas un signe d’intimité mais une manifestation de familiarité et de goujaterie. (Regardant l’homme :) Il ne faut pas chercher bien loin les exemples.
LUI. J’entends votre reproche. Mais maintenant ce « tu » sera tout autre, rien à voir avec celui d’avant. Pas méprisant, mais amical. Et il sera mutuel. Vous êtes d’accord?
ELLE. Attendons un peu. Le temps n’est pas encore venu pour cela. À propos, au sujet du «tu» méprisant. Je crois comprendre que vous n’avez pas aimé que je vienne m’asseoir à votre table et que, pour le dire simplement, je commence à vous allumer.
LUI. Eh bien, pour être honnête, ce n’était pas très beau.
ELLE. Comme vous l’avez dit auparavant, c’était immoral. Pour vous, seules les femmes d’une certaine catégorie peuvent se conduire ainsi.
LUI. En gros, oui.
ELLE. Mais si ça n’avait pas été moi mais vous qui étiez venu vous asseoir à ma table, vous étiez mis à me dire des compliments et à m’inviter à passer la nuit avec vous, ç’aurait été moral?
LUI. Eh bien… Oui, ç’aurait été moral.
ELLE. Pourquoi?
LUI. (Haussant les épaules.). Il faut bien que quelqu’un fasse preuve d’initiative, sinon le genre humain s’éteindrait.
ELLE. Fasse preuve d’initiative? Parfait. Mais pourquoi pas moi? Quand j’ai commencé à parler avec vous au restaurant, vous avez pris cela pour du dévergondage. Et si j’avais tenté aussi de vous étreindre, comme vous venez de le faire vous-même? Qu’auriez-vous pensé alors de moi?
LUI. À chaque jeu ses règles.
ELLE. Il en résulte que, dans ce jeu, il est juste permis aux femmes d’être la proie mais pas le chasseur. Je ne reconnais pas de telles règles.
LUI. Les femmes aussi chassent. Simplement, elles ont leurs propres procédés.
ELLE. Laissons ces plaisanteries. Je vois que toutes ces discussions sur l’égalité des sexes, les préjugés éculés, la liberté sexuelle et ainsi de suite ne valent pas un clou. Au fond, la morale reste inchangée : l’homme peut tout, la femme très peu. Elle doit rester assise, baisser timidement les yeux et attendre qu’on s’intéresse à elle. Et si je n’accepte pas cette morale, on me traite de je ne sais trop quoi. C’est bien ça?
LUI. Oui et non.
ELLE. Alors pourquoi, lorsqu’il est question de moralité, attend-on immanquablement d’une femme de la discrétion, de la pureté, de la pudeur et cætera? Pourquoi n’exige-t-on pas la même chose d’un homme? Pourquoi, pour le dire dans un style soutenu, y a-t-il des femmes déchues mais pas d’hommes déchus?
LUI. Selon vous, les normes de conduite des femmes ont été inventées par les méchants et affreux hommes? Mais elles ont leur origine dans la nature elle-même. C’est justement de ça qu’il était question, aujourd’hui, à notre conférence.
ELLE. Selon votre psychobiologie? C’est, je crois, comme ça que s’appelle votre spécialité? N’est-ce pas ennuyeux?
LUI. Que dites-vous là! (S’animant :) C’est extrêmement intéressant. Et savez-vous en quoi cela consiste? Le fait est que notre psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal… (S’interrompant.) Excusez-moi, cela vous ennuie, sans doute.
ELLE. Pourquoi donc? Continuez.
LUI. Non, ce n’est intéressant que pour moi. Vous allez trouver ça trop spécial et abscons.
ELLE. Qu’y a-t-il là d’abscons? (Avec le ton d’un conférencier tout à fait sérieux mais des étincelles de joie dans les yeux :) Il me semble que vous vouliez dire que notre psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal se forment dès le plus jeune âge sous l’influence de la famille, de l’école, des éducateurs, des enfants du même âge, des livres, des films, des coutumes et des traditions nationales, bref de notre milieu social. Au bout du compte, se forme une psychologie déterminée par la société ou, pour le dire autrement, une psychologie sociale.
L’homme l’écoute avec un étonnement grandissant.
ELLE. Mais l’être humain n’est pas seulement un être raisonnable, il est aussi un animal ayant une nature biologique. En lui se trouvent depuis sa naissance des instincts naturels, des désirs et des peurs. L’étouffement de la psychologie naturelle de l’homme par l’éducation et par la vie en société conduit à toutes sortes de complexes et même à des dysfonctionnements psychiques. Ces questions sont étudiées en détail dans les travaux capitaux de Fox, Kislevski et Zarembo.
LUI. (Explosant.). Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang!
ELLE. (Sur le ton de l’innocence.). Quoi donc?
LUI. Mais c’est mon exposé! Presque mot pour mot!
ELLE. Non!? Qui l’aurait cru!
LUI. Cessez de faire l’imbécile! Qui êtes-vous, bon sang?
ELLE. Comment? Une fille de petite vertu.
LUI. Suffit! Vous y étiez aussi? Pourquoi ne vous ai-je pas vue? Vous êtes psychologue?
ELLE. Toutes les femmes sont psychologues.
LUI. Vous savez très bien que je parle de votre profession. Si vous n’êtes pas psychologue, vous êtes biologiste?
ELLE. Non.
LUI. Oh et puis, je n’y comprends rien. Qui êtes-vous? Que voulez-vous? D’où vous vient cette connaissance des langues? Et comment connaissez-vous mes travaux? Je suis sûr que vous m’espionnez, mais pourquoi?
ELLE. Je vous assure que je ne vous espionne pas. Je m’intéresse simplement à vous.
LUI. Non, il y a quelque chose qui n’est pas clair dans tout ça. Votre conduite est une énigme.
ELLE. Je vous ai déjà dit que toutes les énigmes semblent inexplicables tant qu’on ne découvre pas le mot. Alors elles se révèlent terriblement simples et n’apportent que désenchantement.
LUI. Une chose est claire pour moi depuis un moment déjà, c’est que vous n’êtes pas une fille de trottoir. Vous êtes trop instruite et intelligente.
ELLE. Même des femmes instruites sont contraintes de gagner leur vie.
LUI. Il me semble que votre voix m’est familière. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés?
ELLE. Non. Je veux croire que si nous nous étions rencontrés, vous vous seriez souvenu de moi.
LUI. C’est juste.
ELLE. Cessez de vous casser la tête sur une énigme qui n’existe pas. Continuons plutôt notre controverse.
LUI. Mais d’abord, buvons.
ELLE. À notre rencontre? C’est déjà fait.
LUI. Non, nous avons bu à notre séparation. Votre toast n’était pas heureux, portons en un nouveau.
ELLE. D’accord.
Ils choquent les verres et boivent.
ELLE. Passez-moi votre assiette, je vais vous servir. (Elle lui sert un hors-d’œuvre.)
LUI. Merci.
ELLE. Et si on revenait à notre controverse? J’y tiens.
LUI. Pourquoi? Nous débattions? Sur quoi?
ELLE. Vous étiez sur le point de m’expliquer pourquoi vous pouvez choisir une femme qui vous plaît, tandis que moi je ne peux pas choisir un homme.
LUI. Ce n’est pas tout à fait ça. L’homme choisit, mais la femme est en droit d’accepter ou de refuser le choix de l’homme. C’est pourquoi, au bout du compte, c’est elle qui choisit.
ELLE. Mes ces choix ne sont pas d’égale valeur. Supposons qu’à un bal se trouvent cent dames et cent cavaliers, et que sur ces cent c’est moi que cinq hommes décident d’inviter à danser. C’est vrai, j’ai la possibilité de choisir parmi les cinq. Mais eux ont choisi parmi cent femmes!
LUI. Il faut croire que la nature savait ce qu’elle faisait; d’une manière ou d’une autre chacun aura sa partenaire.
ELLE. Pas tous.
LUI. (Après un court silence.). Pas tous, en effet.
ELLE. Et le couple qui se forme n’est pas toujours assorti.
LUI. C’est vrai aussi.
ELLE. Donc, vous considérez qu’une femme doit toujours être non pas l’archet mais le violon?
LUI. La question n’est pas ce que je considère ou non. Le monde est comme ça, tout simplement.
ELLE. Mais pourquoi? Les femmes n’ont-elles pas le droit de chercher leur bonheur et de faire ce qu’il faut pour l’atteindre? Les hommes et les femmes ne sont-ils pas égaux?
LUI. Égal ne signifie pas identique. Un chat mâle et un chat femelle sont aussi juridiquement égaux, mais biologiquement ils se conduisent différemment. Pareil pour les humains. Physiquement, une femme ne peut pas prendre un homme, le posséder. C’est toujours lui qui la prend, et elle, elle se donne. D’où différentes normes de conduite : il choisit, elle attend d’être choisie.
ELLE. Vous raisonnez en professionnel. Donc, une femme ne peut pas chercher.
LUI. Ce n’est pas elle qui doit chercher, elle, on doit la trouver. C’est pourquoi le premier motif du comportement d’une femme, c’est d’être attirante.
ELLE. Mais peut-être n’est-ce pas une loi de la biologie, mais une question d’éducation et de tradition?
LUI. Les traditions sont différentes d’un peuple à l’autre. Mais partout nous voyons une seule et même chose : l’homme cherche la femme, la choisit, fait tout pour l’avoir, l’achète, la prend. Mais on ne voit pas le contraire. Et en général, c’est bien connu, l’homme chasse la femme jusqu’à ce qu’elle le capture.
ELLE. C’est une vieille fable.
LUI. Du reste, se battre seul contre une morale acceptée par tous est toujours sans espoir et n’a pas de sens. Et si l’on va à l’encontre de notre nature biologique cela conduit inévitablement à toutes sortes de névroses qui s’observent chez la majorité d’entre nous.
ELLE. Vous compris?
LUI. Pourquoi devrais-je être une exception? Cessons cette discussion, voulez-vous?
ELLE. Comme vous voulez. Je vous aurais même invité à danser, mais je suis certaine que vous ne savez pas.
LUI. Si, pourquoi? Un peu moins bien qu’un ours, mais sûrement mieux qu’un éléphant.
ELLE. On peut peut-être essayer. (Elle le tire par la main, l’invitant à danser et fait quelques pas avec lui.)
LUI. Non, ce n’est pas la peine. Vous allez y perdre vos pieds.
ELLE. Donc, vous aussi vous avez des problèmes, bien que vous soyez un grand théoricien en matière de sexe. Et qu’en est-il dans la pratique?
LUI. Dans la pratique, tout mon temps est accaparé par le travail. Le reste m’intéresse peu.
ELLE. Et les enfants? Et votre femme chérie? (Elle ajoute, non sans une pointe de causticité :) Qui vous plaît sous tous les rapports?
LUI. Je n’ai pas d’enfants.
ELLE. Pas de femme non plus, peut-être?
LUI. Eh bien, si vous voulez la vérité, pas de femme non plus, à présent.
ELLE. «À présent» vous voulez dire maintenant pendant que vous êtes à l’hôtel?
LUI. Je n’ai pas du tout de femme. Depuis deux ans.
ELLE. Une petite amie, bien sûr.
LUI. Non plus.
ELLE. (Franchement surprise.). Comment ça? un psychologue parlerait là d’un cas lourd.
LUI. Ça ne va pas aussi mal que vous le pensez, c’est bien pire.
ELLE. Que vous est-il arrivé?
LUI. Rien de particulier. Une histoire très triviale.
ELLE. Dites.
LUI. Vous ne préférez pas boire?
Il remplit les flûtes et ils trinquent.
ELLE. Et maintenant, racontez.
LUI. En fait, Il n’y a rien à raconter. Je me suis marié dans mon temps. Alors, j’étais jeune et stupide. D’ailleurs, pas moins stupide que jeune.
ELLE. Et après?
LUI. Un matin, je me suis réveillé en comprenant qu’elle et moi n’avions absolument rien à nous dire. Nos intérêts communs se résumaient au lit et même eux s’amenuisaient de jour en jour. Et au lieu d’apporter tout de suite un correctif, nous nous sommes mutuellement pourri la vie.
ELLE. Effectivement, c’est une histoire triviale. Mais pourquoi cela s’est-il passé comme ça?
LUI. L’homme se lasse toujours du mariage. De devoir être chaque jour ensemble. De ne pouvoir se réfugier en soi. D’être conscient qu’il est lié. Les femmes aiment nous tenir en laisse sans comprendre que plus la laisse est courte, plus nous voulons nous en libérer.
ELLE. Mais vous vous en êtes libéré, pourtant?
LUI. Oui. Nous nous sommes séparés.
ELLE. C’est tout?
LUI. Non. Puis, l’âge avançant, je ne suis pas devenu moins stupide et je me suis remarié.
ELLE. J’espère que cette fois vous avez choisi celle qui vous convenait?
LUI. Eh bien, après mon premier mariage, moi j’évitais les femmes, mais, d’une certaine manière, elle m’a remarqué. Tiens, voilà, d’ailleurs, un exemple de qui choisit qui.
ELLE. Pourquoi l’avez-vous épousée?
LUI. Et pourquoi nous marions-nous, en général? Vous croyez que c’est par affinité d’âmes? Par désir de rester ensemble toute la vie et de mourir le même jour? Non. Par stupidité. Par la force du hasard. À cause d’une taille fine et d’une jolie veste.
ELLE. Et comment cela a-t-il fini?
LUI. Quelque deux ans après, ma femme m’a trompé avec une nullité, et je l’ai chassée. D’ailleurs, si je veux être précis, c’est moi qui ai dû partir car la plus grosse part de nos biens lui est revenue.
ELLE. Vous l’aimiez beaucoup?
LUI. Non, pas beaucoup. Ou plutôt, pas du tout. Mais ça a été un coup dur pour moi.
ELLE. Pourquoi, si vous ne l’aimiez pas plus que ça?
LUI. Eh bien, vous savez… Rentrer chez soi et trouver sa femme au lit avec un autre homme…
ELLE. Je vous comprends mieux que ce que vous croyez… Et depuis vous ne vous en êtes pas remis?
LUI. À présent, si. Mais j’essaie de me tenir le plus loin possible des femmes. Je me suis brûlé deux fois, cela me suffit. Comme dit la chanson, je ne crois plus en l’amour.
ELLE. Mais on peut rencontrer aussi des femmes sans qu’il soit question d’amour, mais comme ça… par commodité.
LUI. J’ai peur. Il suffit d’une minute d’inattention et te voilà pris au piège. Et il est extrêmement difficile de s’en défaire. Les femmes savent que nous avons besoin d’elles physiologiquement et elles en usent effrontément. Et puis, qu’y a-t-il en elles de bien?
ELLE. Chez les femmes? Beaucoup de choses. Et qu’y a-t-il de mal?
LUI. Elles vous enfoncent dans le quotidien, demandent de l’argent, aiment tirer au clair les relations, vous séparent de vos amis… (Un temps.) Mais le pire de tout, c’est qu’elles vous empêchent de travailler.
ELLE. On dit que c’est toujours plus gai avec des femmes que sans elles.
LUI. Avec des femmes comme vous, peut-être. Mais avec les autres… (Après un petit silence.) Au vrai, celles-ci aussi s’ennuient avec moi. Je suis quelqu’un qui retarde sur son époque : j’aime aller à la pêche, écouter de la musique classique…
ELLE. Vous avez été déçu par deux femmes et vous incriminez toutes les femmes.
LUI. Pour les femmes, je ne sais pas, mais les épouses, elles sont toutes pareilles. En changer une par une autre n’a aucun sens. Je ne trouve de joie que dans le travail.
ELLE. Tout ne tourne pas rond dans votre vie et c’est pourquoi le travail est pour vous un moyen de vous enivrer. Mais justement, il vous faut sans doute vous arrêter et penser à ce que vous voulez.
LUI. Nous voulons tous une seule chose, le bonheur.
ELLE. Mais nous sentons confusément en quoi il consiste. Et si nous nous sommes fixé le mauvais but, alors plus nous nous obstinons à atteindre le bonheur, plus nous nous en éloignons. Tout le malheur est là.
LUI. Oui, c’est vrai…
Pause.
Les deux sont perdus dans leurs pensées. La femme s’approche à nouveau de la fenêtre et plonge son regard dans l’obscurité, promenant, pensive, son doigt sur le carreau.
LUI. Qu’avez-vous vu par la fenêtre?
ELLE. Toujours pareil : l’obscurité, la lumière blafarde des réverbères, la pluie…Et la danse effrénée des branches nues sur la musique du vent. Le vent, le vent partout…Vous prenez l’avion demain?
LUI. Oui.
ELLE. Quand?
LUI. Tôt le matin.
ELLE. Donc, aujourd’hui, déjà. Aujourd’hui…
LUI. Je vois que vous êtes plongée dans la mélancolie.
ELLE. Oui… Nous sommes là à parler et le matin s’annonce, froid, gris, matin d’automne…
L’homme s’approche d’elle, par derrière, et doucement enveloppe ses épaules. Elle continue de regarder par la fenêtre.
LUI. Qu’écrivez-vous sur le carreau?
ELLE. Rien. Nos prénoms. « Serguéï plus inconnue égale amour ».
LUI. Et moi je ne connais toujours pas le prénom de cette inconnue.
ELLE. « Qui est-elle? Que veut-elle?
Seule des cieux connue?
Mais mon cœur fol appelle
Cette belle inconnue » …
(Elle le regarde.) Ou il n’est pas encore fol?
LUI. Cette romance de Glinka est belle, mais vous, encore une fois, vous n’avez pas répondu.
ELLE. Vaut-il la peine d’alourdir votre mémoire d’un nouveau nom de femme? Du reste, si vous voulez, appelez-moi Henriette.
LUI. Pourquoi Henriette?
ELLE. Pourquoi pas?
LUI. Vous vous appelez vraiment ainsi?
ELLE. Vous rappelez-vous l’histoire du célèbre bourreau des cœurs Casanova? Un jour il séduisit la belle Henriette, passa une nuit de rêve avec elle à l’hôtel vous voyez, à l’hôtel aussi lui offrit une bague avec un diamant et lui jura un amour éternel. Le matin, la jeune fille grava avec ce diamant quelques mots sur la vitre de la fenêtre, jeta la bague dans le jardin et disparut. (Elle continue à promener son doigt sur le carreau.)
LUI. Et ensuite?
ELLE. Bien des années plus tard, notre séducteur vieillissant s’arrêta par hasard dans ce même hôtel et dans cette même chambre. S’approchant de la fenêtre, il vit soudain les mots gravés avec le diamant. « Vous oublierez aussi Henriette. » Et Casanova comprit qu’effectivement il l’avait oubliée, que la vie passe, mais lui s’agite toujours autant, et toute nouvelle amour « éternelle » ne dure que quelques jours… Pareil pour vous, vous m’oublierez, vous m’oublierez plus vite que ne disparaîtront ces mots bien que je les aie écrits uniquement avec mon doigt sur un carreau embué.
LUI. (Il l’attire soudain à lui et l’embrasse.). Tu es merveilleuse… des comme toi, je n’en ai jamais rencontré… Tu es si déroutante… Si on doit se séparer dans quelques heures… Nous devons nous séparer… Mais je me souviendrai longtemps de toi, très longtemps!
ELLE. (Rayonnante de bonheur.). Enfin…
LUI. J’en ai eu envie tout le temps… Mais tu ne te donnais pas.
ELLE. Parce que tu ne voulais pas comme ça.
LUI. Et à présent je veux comme ça?
ELLE. À présent oui.
LUI. « Aimez elles répondaient », oui?
ELLE. Oui. Tu vois, comment on passe naturellement au tutoiement?
LUI. Je n’étais qu’un sot.
ELLE. Et tu le restes.
LUI. Tu n’as pas cessé de me remettre en place avec ton vouvoiement
ELLE. Parce qu’il le fallait.
LUI. Oui, j’ai eu un comportement indigne. Dis-moi, pourquoi m’as-tu accosté? Sois franche.
ELLE. Tu ne devines pas?
LUI. Non.
ELLE. Pourtant, je t’ai déjà expliqué.
LUI. S’il te plaît, ne me parle pas d’amour fou et subit. Nous ne nous connaissions pas.
ELLE. Je sais, cela n’est pas de ton goût. Tu penses, comme tout le monde, qu’une femme ne doit pas se comporter ainsi. Mais si je ne t’avais pas abordé, nous ne nous serions pas connus.
LUI. Tu as bien fait, mais qu’est-ce qui t’a décidée?
ELLE. Le fait, probablement, que je ne suis pas heureuse.
LUI. Toi non plus?
ELLE. Moi non plus. Est-ce qu’une femme comblée irait accoster un inconnu?
LUI. Et moi j’avais l’impression que tu n’arrêtais pas de me taquiner.
ELLE. Oui, je voulais que cela n’ait l’air que d’un jeu, parce qu’en réalité tout cela était sérieux. Et puis avec mes sarcasmes et ma vulgarité j’avais décidé de te faire partir… J’avais compris qu’il me serait difficile de te laisser moi-même.
LUI. C’est vrai?
ELLE. C’est vrai. Et cela m’a fait peur.
LUI. Tu m’as attiré dès le premier instant.
ELLE. Je sais. Tous les hommes sont attirés par toutes les femmes. Mais j’avais envie de quelque chose de plus grand, d’impossible.
LUI. De quoi, donc?
ELLE. Que veut toute femme? L’amour.
LUI. Eh bien, tu l’as presque obtenu.
ELLE. « Presque »? C’est donc que je n’ai rien obtenu… et au matin tu prends l’avion…
LUI. Ne pensons pas au matin. Dis-moi d’où tu viens, toute enveloppée de mystère?
ELLE. Aucun mystère, tout est banal et simple. Mais je ne dirai rien. Je veux rester dans ton souvenir la mystérieuse inconnue.
LUI. Pourquoi? Je me suis bien confessé, moi. Mais pourquoi tant de scrupules? De toute façon, nous nous séparons d’ici une heure ou deux.
ELLE. (Sur un ton de voix changé.). Avec quelle légèreté tu dis cela…
LUI. Mais nous allons bien nous séparer.
ELLE. Et il n’y a pas d’autre possibilité?
LUI. Et quelle autre possibilité peut-il encore y avoir? Le billet est acheté, le travail m’attend à la maison…
ELLE. (S’écartant de lui.). Et tu ne peux pas reporter ton départ d’un jour, d’une heure? Toute ta vie est-elle programmée et écrite jusqu’à son terme? Tu ne peux te déplacer qu’en suivant une ligne droite? Tu as peur de faire un pas à droite ou à gauche?
LUI. Je n’ai pas peur, mais…
ELLE. Non, tu as peur. Tu as peur des femmes. Tu as peur des sentiments. Tu as peur, comme tu dis, du romantisme. Tu disais que tu n’aimais pas les rencontres faciles, mais ce sont précisément ces rencontres faciles que tu préfères. Rencontres tranquilles. Qui ne te troublent pas. Qui ne changent rien. Qu’importe qu’elles ne donnent pas de joie pourvu qu’elles ne causent pas de désagréments. Sur une base raisonnable, comme en économie politique. Marchandise-argent-marchandise. Lit-argent-lit. Mais aucun amour. C’est bien ça?