LE VISITEUR. (Confus.) Pardon. (Il range les cartes.)
LE DOCTEUR. (Las.) Vous savez quoi ? Donnez-moi, finalement, une cigarette. Bien qu’en réalité, j’aie cessé de fumer depuis longtemps.
LE VISITEUR. Tenez, je vous en prie.
LE DOCTEUR. (Étonné.) Mais ce ne sont pas des cigarettes, voyons, c’est la carte d’identité. (Il regarde la carte d’identité, compare la photographie avec le visage de l’Homme. Réjoui.) Oui, c’est votre carte d’identité !
LE VISITEUR. Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? J’ai une excellente mémoire.
LE DOCTEUR. (Regardant la carte d’identité.) Bien, cher Michel, nous avons, enfin, fait connaissance. (Il introduit les données dans l’ordinateur.) Michel… Grelot. Grelot, c’est vous ?
MICHEL. Et qui d’autre encore ?
LE DOCTEUR. Bon, d’accord. Venons-en, enfin, à votre affaire. De quoi vous plaignez-vous ? Soyez précis.
MICHEL. (Déterminé.) Il était temps. Vous me décevez. Je vous paie régulièrement des sommes exorbitantes et lorsqu’un poids-lourd m’a foncé dessus, vous n’avez même pas bougé le petit doigt.
LE DOCTEUR. Premièrement, vous ne m’avez versé aucune somme, encore moins exorbitante. Deuxièmement, je n’ai jamais eu vent qu’un poids-lourd vous ait foncé dessus.
MICHEL. Étrange oubli. Pourtant, je vous ai envoyé à ce propos une lettre, à laquelle vous n’avez même pas daigné répondre.
LE DOCTEUR. Je n’ai le souvenir d’aucune lettre.
MICHEL. Donc, vous souffrez d’amnésie. Le coup fut très fort, les conséquences lourdes. Vous avez été simplement obligé de prendre immédiatement des mesures.
LE DOCTEUR. (Ajoutant les données sur la fiche médicale.) Avez-vous été gravement blessé ?
MICHEL. Le côté droit a été sérieusement endommagé.
LE DOCTEUR. (Ajoutant les données sur la fiche médicale.) « Le côté droit a été endommagé… »
MICHEL. Et les deux phares cassés.
LE DOCTEUR. (En colère.) Qui a le côté endommagé ? Vous ou la voiture ?
MICHEL. La voiture, bien sûr.
LE DOCTEUR. Et que vous est-il arrivé ? Vous vous êtes cogné la tête ?
MICHEL. Pourquoi, tout à coup ? Je vais très bien. Pas une égratignure.
LE DOCTEUR. Alors, pourquoi devais-je prendre immédiatement des mesures ?
MICHEL. Et qui me paiera une compensation ?
LE DOCTEUR. Une compensation ? Pour quoi ? Ce n’est tout de même pas moi qui conduisais le poids-lourd.
MICHEL. Non. Mais vous êtes mon agent d’assurances. Quand avez-vous l’intention de me régler la réparation ?
LE DOCTEUR. Mon cher, je ne suis pas agent d’assurances. Je suis médecin libéral. Docteur. Vous comprenez ? Docteur.
MICHEL. (Perplexe.) Docteur ?
LE DOCTEUR. Docteur, docteur. (Il lui parle doucement et patiemment.) Vous êtes venu voir le docteur. Le docteur, pas l’agent d’assurances.
MICHEL. Oui, c’est vrai… J’avais complètement oublié. Pardon.
LE DOCTEUR. (Préoccupé.) Je sens que votre maladie est des plus sérieuses. Des plus sérieuses.
MICHEL. Mais on peut en guérir ?
LE DOCTEUR. Comment vous dire… C’est une chance que vous soyez venu me voir moi précisément. Un autre médecin pour rien au monde ne vous soignerait.
MICHEL. Oui, vous l’avez déjà dit.
LE DOCTEUR. Donc ça, vous vous en souvenez ?
MICHEL. Bien sûr.
LE DOCTEUR. C’est bien. Et d’une manière générale, vous souvenez-vous de quelque chose ?
MICHEL. Je me souviens de tout. De mon enfance, de l’école, du travail. Mais je peux complètement oublier ce qu’il m’est arrivé une semaine ou une heure plus tôt. Et puis soudain me rappeler. Et oublier à nouveau. C’est affreux.
LE DOCTEUR. Tout va bien, tout va bien, rien n’est irréparable.
MICHEL. Comment s’appelle ma maladie ?
LE DOCTEUR. C’est une des formes de la sclérose. Difficile de dire pour l’instant, laquelle précisément. Il en existe beaucoup. (Ajoutant les données sur la fiche médicale.) Comment vous sentez-vous physiquement ?
MICHEL. Normal.
LE DOCTEUR. Quel comportement votre femme a-t-elle à votre égard ?
MICHEL. Normal.
LE DOCTEUR. Quand avez-vous eu des rapports intimes avec elle pour la dernière fois ?
MICHEL. (Après une longue réflexion.) Je ne me rappelle pas.
LE DOCTEUR. (Se prenant par la tête de désespoir.) Mon cher, soyons honnête, vous êtes un cas un peu difficile. Faisons une petite pause.
MICHEL. Pourquoi ?
LE DOCTEUR. Parce que je suis fatigué. Et je suis pris d’un mal de tête.
MICHEL. (Compatissant.) Je peux vous donner un comprimé…
LE DOCTEUR. (Il hurle.) Pas la peine ! Avalez-le vous-même ! (Se reprenant.) Excusez-moi, je suis effectivement fatigué. Où en étions-nous ?
MICHEL. Vous demandez à faire une petite pause.
LE DOCTEUR. Quelle pause ? Ah ! oui… Attendez, je vous prie, dans la salle d’attente. Je vous appellerai.
MICHEL se dirige vers la sortie, mais revient.
MICHEL. À propos, c’est au sujet des relations intimes… Dites, ma maladie n’est pas contagieuse ?
LE DOCTEUR. Fondamentalement, non. Quoique… (Il réfléchit. Une idée désagréable lui vient à l’esprit. Son visage s’assombrit.) Récemment il a été émis l’hypothèse que certaines formes de sclérose seraient dues à des virus et seraient contagieuses.
MICHEL. Donc, vous voulez dire…
LE DOCTEUR. (L’interrompant.) Éloignez-vous de moi. (Il met à la hâte un masque de protection et se regarde, inquiet, dans un miroir.)
MICHEL. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
LE DOCTEUR. Mais allez-vous me laisser tranquille, ne serait-ce que cinq minutes ?
MICHEL sort. Le DOCTEUR prend sur l’étagère un gros livre médical de référence et commence à le feuilleter fébrilement, puis le jette de côté. Il prend la bouteille thermos et se verse du café, tente de le boire mais est gêné par le masque de protection. Il l’ôte, avale de petites gorgées et petit à petit retrouve son calme. Il remarque la note laissée sur le bureau par MICHEL et, tout en la regardant, compose le numéro.
LE DOCTEUR. Allo ? Irène ? Excusez-moi, c’est à nouveau le docteur. Je voulais vous dire, que, bien que vous m’ayez traité d’insolent, vous avez une voix très agréable. Ce n’est rien. C’était un malentendu. Seulement voilà, un de mes patients affirmait que vous étiez sa femme. Michel Grelot. Comment ?! Vous êtes effectivement sa femme ? Mais vous aviez dit que vous n’aviez pas de mari ! Pardon, je ne voulais absolument pas vous offenser. Dire à une femme qu’elle n’a pas de mari, ça n’est quand même pas lui faire offense. Oui… Oui… Je comprends. Je comprends. Je comprends. (La conversation est interrompue.) C’est à n’y rien comprendre.
Entre MICHEL.
MICHEL. Vous permettez ?
LE DOCTEUR. (Remettant son masque à la hâte.) Je vous en prie.
MICHEL. (Il s’avance vers le Docteur et lui dit à mi-voix à l’oreille.) Docteur, je souffre d’amnésie.
LE DOCTEUR. (S’écartant.) Je sais.
MICHEL. (Étonné.) Comment le savez-vous ?
LE DOCTEUR. C’est vous-même qui l’avez dit.
MICHEL. Quand ?
LE DOCTEUR. À l’instant. Et avant, aussi.
MICHEL. Comment ai-je pu vous le dire, si je vous vois pour la première fois ?
LE DOCTEUR. Pour la première fois ? Moi ?
MICHEL. Et de plus, je le cache à tout le monde. Je ne peux confier ce secret qu’à un médecin.
LE DOCTEUR. Mais je suis médecin, bon sang !
MICHEL. (Réjoui.) C’est vrai ? Enfin ! Alors, voilà, docteur, je souffre d’amnésie.
LE DOCTEUR prend un carafon d’eau et se verse à boire, prend un comprimé et l’avale.
(Compatissant.) Vous vous sentez mal ?
LE DOCTEUR. (Portant sa main au cœur.) Oui.
MICHEL. Vous êtes réellement médecin ?
LE DOCTEUR. Bien entendu.
MICHEL. Alors, pourquoi vous sentez-vous mal ? Seuls les malades se sentent mal, et les docteurs se sentent toujours bien.
LE DOCTEUR. Ne respirez pas si près de moi. Que voulez-vous de moi ?
MICHEL. Ce que je veux ? Rien. C’est vous-même qui êtes venu ici, je ne vous ai pas fait venir.
LE DOCTEUR. Moi ? Venu ? Vous ne m’avez pas fait venir ?
MICHEL. Mon cher, vous avez mauvaise mine. Qu’est-ce qui pourrait bien en être la cause ?
LE DOCTEUR. (Ironique.) En effet, qu’est-ce qui pourrait bien en être la cause ?
MICHEL. Il vous faut prendre davantage soin de votre santé. Mais n’en soyez pas contrarié. Je vous aiderai.
LE DOCTEUR. Merci.
MICHEL. Respirez plus profondément. Détendez-vous. Voilà, comme ça… Prenez ce comprimé. Vous allez mieux ?
LE DOCTEUR. (Le comprimé avalé, morose.) Je vais mieux.
MICHEL. (Prenant place dans le fauteuil du médecin.) Alors, vous pouvez y aller. D’autres patients m’attendent. Appelez le malade suivant.
Confondu, LE DOCTEUR va vers la sortie, mais, se ressaisissant, s’arrête.
LE DOCTEUR. (Avec une fureur contenue.) J’appelle ! J’appelle les ambulanciers et ils vous expédieront, vous savez où ?
MICHEL. Où ?
LE DOCTEUR. (Il hurle.) Silence ! C’est moi, moi qui suis médecin, et pas vous ! retenez cela, bon sang ! (Il a du mal à retrouver une contenance.) Excusez-moi, il est dans mes obligations de vous soigner, pas de crier après vous. Poursuivons notre conversation. (Il s’assoit à sa place.)
Entre une Femme extrêmement piquante, bien habillée.
LA FEMME. Bonjour.
MICHEL. (Joyeux.) C’est toi ?
LA FEMME. Comme tu vois, chéri.
MICHEL. Ça tombe bien, que tu sois venue !
MICHEL et LA FEMME s’enlacent et s’embrassent.
LA FEMME. Arrange ta chemise et coiffe-toi. Comment vas-tu ?
MICHEL. À merveille.
LE DOCTEUR. Permettez, qui êtes-vous ?
MICHEL. C’est ma femme.
LA FEMME. (Tendant la main au docteur.) Je m’appelle, comme vous le savez déjà, Irène. Irène Grelot.
LE DOCTEUR. Enchanté.
IRÈNE. Lorsque vous m’avez téléphoné, j’étais tout proche. Aussi, ai-je décidé de passer ici.
LE DOCTEUR. Et vous avez bien fait.
IRÈNE. Je ne vous dérange pas ?
LE DOCTEUR. Au contraire, vous pouvez nous aider beaucoup. J’ai accumulé grand nombre de questions, auxquelles j’aimerais apporter une réponse sensée.
IRÈNE. (À Michel.) Mon cher, attends-moi un petit moment dans la salle d’attente, puis nous rentrerons ensemble à la maison. (Elle l’accompagne vers la sortie et revient.) Vous ne me proposez pas de m’asseoir ?
LE DOCTEUR. (Ôtant son masque.) Oh ! excusez-moi ! Asseyez-vous. Pas là, c’est la chaise des patients. Sur le canapé, s’il vous plaît. Une tasse de café ?
IRÈNE. Non, merci. Où en êtes-vous au niveau du traitement de mon mari ?
LE DOCTEUR. Je ne vous cacherai pas que nous rencontrons des difficultés de taille.
IRÈNE. Je suis sûr qu’un aussi brillant médecin que vous les surmontera.
LE DOCTEUR. (Flatté.) D’où savez-vous que je suis un bon médecin ?
IRÈNE. C’est une chose que tout le monde sait.
LE DOCTEUR. (Flatté.) Oui bon, tout le monde…
IRÈNE. Je vous assure. Vous avez une telle renommée, n’est-ce pas ? De plus, comment ne pas vous connaître, alors que vous suivez mon mari depuis un an et demi ?
LE DOCTEUR. Moi ? Votre mari ? Un an et demi ? C’est impossible !
IRÈNE. Excusez-moi, je me suis trompée. Pas un an et demi, mais deux.
LE DOCTEUR. Vous plaisantez ! Je n’avais jamais vu votre mari auparavant !
IRÈNE. Je comprends. Secret professionnel. Mais on ne va quand même pas le cacher à la femme du patient. Si vous saviez, comme j’en souffre !
LE DOCTEUR. Je peux l’imaginer. Une aussi charmante femme que vous mérite un meilleur sort. Peut-être, accepterez-vous, tout de même, une tasse de café ?
IRÈNE. Puisque vous insistez, je crois bien que je ne refuserai pas.
LE DOCTEUR. (Servant à son hôte du café et un biscuit.) S’il vous plaît.
IRÈNE. Je vous remercie. À présent, je comprends la raison de votre succès professionnel.
LE DOCTEUR. (Modestement.) Elle est simple : du savoir et du travail.
IRÈNE. Je ne l’explique pas tout à fait comme ça. Un médecin, avant toute chose, doit être un homme attirant. Cela agit plus efficacement que n’importe quel médicament.
LE DOCTEUR. C’est ce que vous pensez ?
IRÈNE. J’en suis sûre. Avec votre charme, vous pouvez obtenir des résultats étonnants. (Avec coquetterie.) Du moins, si nous parlons des femmes.
LE DOCTEUR. (Non sans une certaine fierté.) En effet, il est reconnu par la médecine, que la personnalité du médecin a une importance thérapeutique déterminée.
IRÈNE. Pas déterminée, mais décisive.
LE DOCTEUR. Vous savez, lorsque nous nous sommes parlé au téléphone… Je veux dire que votre voix m’a paru très agréable… du reste, je l’ai déjà dit… Et là, maintenant que je vous vois…
IRÈNE. (Avec coquetterie.) Vous êtes déçu ?
LE DOCTEUR. Au contraire ! À propos, pourquoi m’avez-vous dit d’abord que vous n’étiez pas mariée ?
IRÈNE. Selon vous, je dois faire étalage par téléphone de tous les détails de ma vie privée au premier inconnu qui appelle ?
LE DOCTEUR. Vous avez raison. Mais je trouve ça très dommage.
IRÈNE. (Avec coquetterie.) Quoi donc ?
LE DOCTEUR. Si vous n’aviez pas été mariée, je vous aurais volontiers fait la cour.
IRÈNE. (D’un air sévère.) J’ai peur de ne pas vous comprendre.
LE DOCTEUR. (Timide.) Non, je… Je voulais dire…
IRÈNE. (Elle continue.) Je ne vous comprends pas, en effet. Les hommes ne font-ils pas la cour aux femmes mariées ?
LE DOCTEUR. Si, bien sûr…
IRÈNE. Alors, où est le problème ?
LE DOCTEUR. Vous comprenez, il y a des principes reconnus…
IRÈNE. Des principes ?
LE DOCTEUR. J’ai une règle : ne pas mélanger le travail et la vie privée. C’est pourquoi, par exemple, je ne fais jamais la cour à mes patientes.
IRÈNE. C’est très louable. Mais je ne suis pas une de vos patientes.
LE DOCTEUR. Vous êtes la femme d’un patient.
IRÈNE. Oubliez ça. J’ai entendu parler de ces règles : ne pas avoir de relations amoureuses avec des collègues de travail, avec ses patientes et ses étudiantes, avec les femmes de parents et cætera. S’il faut suivre tout ça à la lettre, qui aura donc des relations avec nous ? Et où ? Retenez une chose : il faut toujours faire la cour, et à toutes les femmes : collaboratrices, épouses de vos amis et, d’autant plus, épouses de vos ennemis. Et même parfois, vous n’allez pas le croire, à sa propre femme.
LE DOCTEUR. Donc, selon vous, ces principes…
IRÈNE. Laissez tomber les principes. Dites-moi, plutôt, honnêtement, que tout simplement je ne vous plais pas assez.
LE DOCTEUR. Je vous assure que vous me plaisez beaucoup.
IRÈNE. Quand une femme plaît vraiment, on lui fait la cour, sans penser à rien. C’est là l’unique principe juste.
LE DOCTEUR. Donc, vous ne serez certainement pas offensée, si je vous propose d’aller dîner quelque part ?
IRÈNE. Je serai offensée, si vous ne le proposez pas. Pour dire la vérité, il y a longtemps qu’il convenait de le faire.
LE DOCTEUR. Je sais, mais il est difficile de s’y résoudre dès la première rencontre…
IRÈNE. Et à partir de quelle rencontre un homme doit-il agir, si ce n’est lors de la première ? Car il peut ne pas y avoir de deuxième rencontre.
LE DOCTEUR. Mais là, tout de suite, de but en blanc…
IRÈNE. Comment cela, « de but en blanc » ? Vous avez des élans d’escargot et chargez avec l’impétuosité d’une tortue ! Nous nous connaissons depuis deux ans et ce n’est qu’aujourd’hui que vous vous êtes décidé à manifester votre intérêt pour moi.
LE DOCTEUR. (Perplexe.) Deux ans ? Vous êtes sûre ? Nous serions-nous déjà rencontrés ?
IRÈNE. À présent, je vois quel effet je produis véritablement sur vous. Une femme qui plaît, on ne l’oublie pas.
LE DOCTEUR. Vous me plaisez beaucoup, mais… (Il se tait. Son visage se marque d’un trouble évident. Est-il possible que le virus de destruction de la mémoire agisse si vite ?)
IRÈNE. (Parcourant le cabinet du regard.) Votre cabinet est encore plus imposant et plus impressionnant. On voit tout de suite que l’on est dans la salle de réception d’un médecin qui a réussi.
LE DOCTEUR. (Perplexe.) Vous êtes déjà venue ? Avant ?
IRÈNE. Bien sûr, et pas qu’une fois. Auriez-vous oublié ? Avant, me semble-t-il, il n’y avait pas là cette statuette de bronze.
LE DOCTEUR. Vous êtes sûre d’avoir été ici auparavant ?
IRÈNE. Comment n’en serais-je pas sûre, si c’est moi-même qui vous ai amené mon mari. Vous ne vous en souvenez vraiment pas ?
LE DOCTEUR. Moi ? (Incertain.) Mais pourquoi ? Bien sûr que je me souviens. (Il verse d’une fiole des gouttes dans un verre, ajoute de l’eau de la carafe et boit, s’efforçant de faire cela à la dérobée.)
IRÈNE. À propos, je me fais du souci pour lui. Excusez-moi, je dois vérifier s’il n’est pas parti.
IRÈNE sort. LE DOCTEUR se prend le pouls. IRÈNE revient.
LE DOCTEUR. Il est parti ?
IRÈNE. Non.
LE DOCTEUR. Dommage.
IRÈNE. Voilà, docteur, je voudrais que vous me donniez un certificat de santé de mon mari avec sa fiche médicale recouvrant toutes ces années. J’ai entrepris des démarches pour obtenir une pension d’invalidité pour lui et l’attestation d’un médecin en vue peut être très utile.
LE DOCTEUR. M-m-m… Voyez-vous, je n’ai pas encore déterminé en quoi consiste sa maladie.
IRÈNE. Comment, deux ans n’y ont pas suffi ? À vous ? Un médecin si expérimenté ?
LE DOCTEUR. « Deux ans » ?
IRÈNE. Donnez-moi, je vous prie, sa fiche médicale et je ne vous détournerai plus de votre travail.
LE DOCTEUR. Je… Je dois d’abord la préparer.
IRÈNE. Qu’y a-t-il à préparer ? Imprimez-la et voilà tout.
LE DOCTEUR. J’ai l’impression que mon ordinateur bogue… Ne pourriez-vous pas repasser un peu plus tard aujourd’hui ?
IRÈNE. Bien sûr. (Elle se lève, se dirige vers la sortie, mais s’arrête.) Au fait, que dois-je comprendre ? M’avez-vous invitée à dîner ou pas ? Ou bien, cela aussi, vous l’avez oublié ?
LE DOCTEUR. Naturellement, vous êtes invitée.
IRÈNE. Je ne voudrais pas paraître insistante, mais lorsqu’un homme invite une dame, d’ordinaire il lui communique le lieu et le moment où il vient la chercher ou le lieu et le moment où ils doivent se rencontrer. Je dois me préparer. Je ne peux tout de même pas aller à un rendez-vous avec vous ainsi fagotée.
LE DOCTEUR. Vous êtes, à mes yeux, irréprochable.
IRÈNE. Non, non. Je dois me changer. Ainsi donc, je repasserai dans une demi-heure et nous nous mettrons d’accord sur tout. Et par la même occasion, je prendrai la fiche médicale.
LE DOCTEUR. Parfait.
IRÈNE. Vous en avez fini avec mon mari ?
LE DOCTEUR. Pas encore.
IRÈNE. Alors, jusque-là, je vous le laisse. (Avec un sourire très engageant.) À tout de suite.
IRÈNE sort. LE DOCTEUR reste seul. Son visage exprime un mélange de joie et de décontenancement. Entre MICHEL.
MICHEL. Docteur…
LE DOCTEUR. (L’air de souffrir.) N’allez pas me dire que vous souffrez d’amnésie.
MICHEL. Mais je ne souffre pas du tout d’amnésie. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
LE DOCTEUR. Alors, que voulez-vous, donc, de moi ?
MICHEL. Ma femme m’a dit d’attendre dans la salle d’attente, mais je m’y ennuie. Est-ce que je peux rester assis, ici ?
LE DOCTEUR. Je préfère dans la salle d’attente.
MICHEL. Je préfère ici.
LE DOCTEUR. Bon, d’accord. À une condition : vous ne parlez pas.
MICHEL. Je ne dirai pas un mot.
LE DOCTEUR. Vous promettez de ne pas oublier ?
MICHEL. Je n’oublie jamais rien.
LE DOCTEUR. (Soupirant.) Eh bien, c’est parfait.
MICHEL s’assoit discrètement dans un coin. LE DOCTEUR cherche la fiche médicale dans son ordinateur, visiblement sans succès. LE DOCTEUR s’adresse, à tout hasard, à MICHEL.
Vous ne vous rappelez pas, par hasard, si je vous ai fait une fiche médicale ?
MICHEL. Vous l’avez faite.
LE DOCTEUR. Quand ? Ce matin ?
MICHEL. Non, il y a très longtemps. Il y a un an, ou deux.
MICHEL. Et vous vous en souvenez ?
MICHEL. Bien sûr que je m’en souviens.
LE DOCTEUR. Pourquoi, alors, ne puis-je pas la retrouver dans mon ordinateur ?
MICHEL. Je ne sais pas. Vous voulez que je vous aide ?
LE DOCTEUR. (Le repoussant.) Pas la peine ! (Il renouvelle ses recherches dans son ordinateur.)
Entre une Femme portant un costume en prince de galles irréprochable. Ses gestes sont assurés, elle parle avec clarté et précision, a les manières d’une personne décidée.
LA FEMME. Bonjour.
MICHEL. (Heureux.) C’est toi ?
LA FEMME. Comme tu vois, chéri.
MICHEL. Je m’ennuie de toi, ici. Je suis content que tu sois venue !
MICHEL et LA FEMME s’enlacent et s’embrassent.
LA FEMME. Rentre ta chemise et arrange ta coiffure. Comment vas-tu ?
MICHEL. À merveille.
LE DOCTEUR. Vous permettez ? Qui êtes-vous ?
MICHEL. C’est ma femme.
LA FEMME. (Tendant la main au Docteur.) Comme vous le savez, je m’appelle Jeanne Grelot.
LE DOCTEUR. (Abasourdi.) Enchanté.
JEANNE. Je ne vous dérange pas ?
LE DOCTEUR. Asseyez-vous. (Il emmène Michel à part.) Qui est cette femme ?
MICHEL. Mais je vous l’ai dit : ma femme.
LE DOCTEUR. Mais, tout à fait récemment vous avez enlacé à cette même place une autre femme dont vous avez dit aussi qu’elle était votre femme !
MICHEL. Docteur, vous avez des hallucinations. Il faut vous soigner. Ici, il n’y a eu aucune femme.
LE DOCTEUR, désorienté, prend une nouvelle dose de médicament. Ayant rassemblé ses idées, il s’adresse à JEANNE.
LE DOCTEUR. J’espère que vous ne vous offusquerez pas si je vous demande de me présenter une pièce d’identité.
JEANNE. Étrange demande. Du reste, c’est comme vous voulez. Voici mon permis de conduire. (Elle tend son document.) Jeanne Grelot. À votre service.
LE DOCTEUR regarde attentivement le permis de conduire et le rend à JEANNE.
LE DOCTEUR. (Perplexe.) Tout est en ordre.
JEANNE. Vous en doutiez ? Je ne vous demande pas vos papiers, parce que je sais qui vous êtes. Il ne serait pas superflu, bien sûr, de vérifier votre licence, mais cela est l’affaire du parquet et moi je suis avocate. À ce propos, voici ma carte de visite.
LE DOCTEUR. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
JEANNE. La santé de mon mari m’inquiète.
LE DOCTEUR. Elle m’inquiète aussi. Mais je préfèrerais en parler avec vous, seul à seule.
JEANNE. (À Michel.) Chéri, attends-moi dans la salle d’attente, ensuite, nous irons ensemble à la maison.
MICHEL sort docilement.
LE DOCTEUR. Savez-vous, que votre… heu-heu… mari est malade ?
JEANNE. Qui mieux que moi peut le savoir ?
LE DOCTEUR. Et savez-vous quelle est sa maladie ?
JEANNE. Il souffre d’amnésie.
LE DOCTEUR. Depuis quand ?
JEANNE. (Étonnée.) Que signifie « depuis quand » ?
LE DOCTEUR. Depuis quand est-il malade ?
JEANNE. (Étonnée.) Comment ? Vous ne savez pas ?
LE DOCTEUR. Pourquoi devrais-je le savoir ?
JEANNE. Mais voyons, vous le suivez depuis deux ans !
LE DOCTEUR. Moi ? Deux ans ??
JEANNE. Docteur, qu’arrive-t-il à votre mémoire ? Comment pouvez-vous soigner des malades, si vous-même ne vous souvenez de rien ?
LE DOCTEUR. Bien, deux ans, soit. Parlez-moi de la maladie de votre mari en termes plus précis. Votre cohabitation est-elle difficile ?
JEANNE. Quelle femme trouve facile de vivre avec son mari ?
LE DOCTEUR. Nous n’allons pas entrer dans les problèmes personnels, parlons des problèmes médicaux. Quelles sont les manifestations concrètes de sa maladie ?
JEANNE. Il se souvient de choses très compliquées et lointaines, et oublie les plus simples. Il peut, par exemple, se remplir une tasse de café et oublier de le boire. Ou bien avaler deux fois le même médicament.
LE DOCTEUR. Ça m’arrive aussi.
JEANNE. (Caustique.) J’ai déjà pu m’en rendre compte.