LUI. « L’amour, l’amour »… Et puis après? À nouveau, la déception? À nouveau, la trahison? À nouveau, la solitude?
ELLE. Qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’il y aura après? Ce qui compte, c’est ce qui est maintenant!
LUI. Mais je dois prendre l’avion, tu comprends bien…
ELLE. Je ne comprends pas. Pourquoi dois-tu? À qui es-tu redevable? Tu es vivant ou tu es un mécanisme d’horloge? Est-ce que ce sont les circonstances qui te mènent ou est-ce toi qui mènes ton destin?
LUI. Je ne sais pas… Je n’ai pas l’habitude de revenir sur une décision si soudainement… Et qu’est-ce que ça changera si nous nous séparons un jour plus tard?
ELLE. Qu’est-ce qui changera? Et même si rien ne change! Que cela ne soit qu’une journée de bonheur éphémère! (Se ressaisissant.). Et puis, fais comme tu veux.
LUI. Si tu veux, je vais essayer d’échanger mon billet pour avoir un vol en soirée…
ELLE. Crois-tu que je vais tenter de te persuader de rester? Même si je le voulais, je ne le ferais pas.
LUI. Qu’as-tu à t’emporter? Cela, tous les deux, nous le savions d’avance.
ELLE. Ceux qui savent d’avance me font pitié. Demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier… Si la vie est privée de surprises, alors il ne sert à rien de vivre. Regarde-toi, tu ne vis pas, tu existes. Ton cœur est vide, verrouillé. Va où tu veux avec ton avion, et quand tu veux.
LUI. (Essayant de l’enlacer.). Ne te fâche pas…
ELLE. (Repoussant sèchement ses tentatives.). Arrête. On n’embrasse pas une femme en pensant à l’avion qu’on doit prendre. Mieux vaut se séparer, et le plus vite sera le mieux.
Longue pause.
LUI. Bon, eh bien, c’est décidé. Mais je vais regretter de te quitter sans savoir rien sur toi.
ELLE. (Après une longue pause.). Si tu veux, pour que tu n’aies pas de regrets, je vais te parler de moi. J’ai promis que tu ne t’ennuierais pas et je tiendrai parole.
LUI. Ce n’est pas Henriette que tu t’appelles?
ELLE. Évidemment, non.
LUI. Et comment?
ELLE. Bon, si Henriette ne te plaît pas, appelle-moi « Juana ».
LUI. De plus en plus opaque. Mais quelle imagination!
ELLE. C’est comme ça qu’on me taquinait à l’école : « Doňa Juana ».
LUI. Pourquoi?
ELLE. J’étais une jeune fille romantique érudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, généreux, beaux, désespérés existaient encore aujourd’hui. J’espérais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais être instruite, intelligente, érudite… Je me suis même inscrite à la faculté des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon héros préféré. Mon mémoire aussi était sur Don Juan.
LUI. Ah! donc, tu es philologue…
ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me séduire, mettant en œuvre tout son arsenal de charme et d’éloquence…
LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?
ELLE. Non, au contraire, dans mes rêves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais à lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je rêvais d’être la dernière femme de Don Juan… Une idiote imbue de littérature.
LUI. À présent encore, tu es imbue de littérature.
ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.
LUI. Bon, et tu l’as rencontré ton héros?
ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’érudition n’ont sauvé la jeune idiote exaltée d’un aveuglement bref mais total. Dès avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il était un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez bête et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-même sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’étais la cinquante et unième. Et il se vantait qu’il ne s’arrêterait qu’une fois atteinte la centaine.
LUI. Et comment as-tu supporté cela?
ELLE. Je me suis vengée.
LUI. Comment?
ELLE. (Après un petit silence.). Je ne sais pas si je dois te dire.
LUI. Vas-y, puisque tu as commencé.
ELLE. Oui, et puis on va se séparer… Pas vrai?
LUI. Oui, bien sûr. (Pause.) Mais pourquoi ce silence?
ELLE. (Le ton de sa voix change.). Écoute, si ça t’intéresse. J’ai décidé de devenir moi-même Don Juan. Plus exactement Doňa Juana. Il séduisait les femmes, je séduirais les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est vu comme un héros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une héroïne également?
LUI. (Le front assombri, il s’écarte de la femme.). Alors, tu as réussi?
ELLE. En gros, oui.
LUI. Étrange vengeance.
ELLE. Peut-être.
LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittée n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.
ELLE. Pareil pour moi.
LUI. Et à combien de noms se monte ta liste donjuanesque?
ELLE. Beaucoup. Et le plus intéressant, c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittés et non pas eux qui m’ont quittée.
LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts pour dépasser le nombre de ton idole?
ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a dû faire des efforts pour séduire les femmes, parce qu’elles résistaient. Et elles résistaient parce que c’est cela qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent même pas à résister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est même ennuyeux. C’est pourquoi j’ai décidé de les vaincre par une autre voie.
LUI. Comment précisément?
ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait à Don Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit perçu comme sa victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur l’homme, c’est une défaite. Et moi je veux vaincre. Je veux réellement le séduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et c’est de loin plus difficile.
LUI. Même pour une femme comme toi?
ELLE. La principale difficulté c’est que l’on permet à l’homme de prendre l’initiative, et pas à moi, comme tu l’as expliqué. Et il m’a fallu braver les convenances et me lancer. Le reste s’avéra assez simple.
LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?
ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie. Grossièrement, droit dans les yeux. Presqu’à la Hugo :
« Comment, disaient-elles,
Attirer Achille,
Sans brûler nos ailes?»
(Après une pause :)
«Flattez, disaient-ils. »
LUI. Et ça marche?
ELLE. Infaillible. Certes, il y a une différence. Si l’homme arrive à ses fins par des promesses d’amour éternel, la femme, au contraire, est obligée de promettre de ne pas s’imposer à jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas lié. Tu n’es tenu à rien. Tu peux disparaître, partir quand bon te semble, où bon te semble.
LUI. (Avec froideur.). Idée intéressante.
ELLE. Tellement rebattue, que s’en est même ennuyeux.
LUI. Et moi aussi, tu as tenté de me prendre de la même façon?
ELLE. (Sur un ton provocateur.). Et qu’est-ce qui te distingue des autres? À propos, n’est-il pas temps que tu ailles à l’aéroport?
LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel mais peu de cœur.
ELLE. On voit tout de suite que la remarque émane d’un biologiste.
Pause.
LUI. Je crois que je vais y aller.
ELLE. N’est-il pas trop tôt?
LUI. J’attendrai l’avion à l’aéroport. De toute façon, je ne m’endormirai pas. (Il prend son porte-documents, y jette sa cravate, son rasoir électrique et ses autres rares affaires.)
ELLE. Tu pars comme ça? Sans aucune hésitation?
LUI. Je pars comme ça.
Pause.
LUI. Supposons que je reste et que je fasse l’amour avec toi. Peut-être que ça me plaira. Peut-être, cela éveillera-t-il en moi quelque chose de plus que la sympathie. Et ensuite, tu te mettras à rire, tu prendras ton carnet, tu noteras et diras : « C’est bon, tu es dans la liste. Numéro cent. Tu peux y aller. » C’est bien ça, non?
La femme se tait.
LUI. Non, je ne changerai pas mon programme. Tu te fais une fierté maintenant de ce que c’est toujours toi qui quittes, eh bien! cette fois-ci c’est toi qu’on quitte.
ELLE. Ce n’est pas grave, je survivrai. J’ai déjà connu ça. Et puis, nous ne nous quittons pas. Nous nous séparons simplement, faute d’avoir pu nous rencontrer.
LUI. Tant mieux. (L’homme fait claquer son porte-documents, fait quelques pas vers la sortie, mais s’arrête.) Je veux seulement demander… Comment es-tu au courant, quand même, de ce qui s’est dit à la conférence?
ELLE. C’est la seule chose qui te tracasse en ce moment?
LUI. Non, mais… Tu n’es pas obligée de le dire.
ELLE. J’y ai participé en tant qu’interprète. Quand tu lisais ton rapport, je le traduisais instantanément en français, et quand les Français ou les Espagnols lisaient leurs rapports, je les traduisais en russe.
LUI. Voilà donc pourquoi ta voix m’est familière!
ELLE. Oui, tu l’as entendue dans les écouteurs. Tu vois, que tout est simple.
LUI. Mais la traduction simultanée, qui plus est, de textes spécialisés, exige un haut degré de qualification.
ELLE. Oui. Et pour ça, on me paie bien. Tu voulais savoir comment je gagnais ma vie et combien je touchais, maintenant tu le sais. Au fait, ton rapport m’a beaucoup intéressée.
LUI. Tu y as compris quelque chose?
ELLE. Figure-toi qu’à l’université nous avons aussi étudié la psychologie, si bien que j’ai même trouvé intéressant de t’écouter. Ce n’est pas pour rien que sur Internet il y a des milliers de liens vers ton nom.
LUI. Je vois que tu t’étais bien préparée.
ELLE. « Connais-toi et connais ton ennemi, ainsi cent fois tu vaincras dans cent batailles ». C’est un aphorisme chinois. Mais je n’ai pas vaincu.
LUI. Et tu le voulais?
ELLE. Beaucoup. Toute la soirée j’ai craint qu’à tout moment tu ne te lèves et partes et je m’efforçais de te retenir par tous les moyens. Au moins cinq minutes encore, une minute… Voilà pourquoi tantôt je jouais les prostituées, tantôt je simulais la femme honnête, avec des manières tantôt exquises, tantôt vulgaires. J’enflammais ta curiosité, t’appâtais, minaudais, faisais l’intéressante pourvu seulement que tu ne partes pas. Pourvu que tu ne partes pas…
LUI. (Après avoir gardé le silence.). Oui, notre rencontre n’a pas été des plus faciles. Tu avais raison. (Il prend la clé.) Allons.
ELLE. (Sans bouger de sa place.). Tu pars quand même?
LUI. Et toi aussi tu pars. (Il fait tourner sa clé accrochée à un porte-clé.) Je dois fermer la porte à clé.
ELLE. Tu veux me mettre à la rue sous la pluie?
LUI. Tu ne peux pas rester ici. Je dois rendre la clé.
ELLE. Ne t’en fais pas pour moi. Va. Je vais ranger, puis je fermerai la porte et je rapporterai ta clé.
LUI. Et pour aller où en pleine nuit?
ELLE. Ça te tracasse? J’occupe la chambre contiguë avec la tienne, mais tu ne l’avais même pas remarqué. Et moi, je voulais tellement que tu m’adresses la parole!
LUI. Tous ces quatre jours, nous étions à côté l’un de l’autre?
ELLE. Oui, et maintenant la conférence est achevée et demain soir, moi aussi, je prends l’avion. Plus exactement, aujourd’hui déjà.
LUI. Alors… (Après hésitation.) Et puis, non… Au revoir.
ELLE. Un moment!
LUI. (S’arrêtant.). Quoi encore?
ELLE. (D’un ton libéré.). Rien de particulier. Je veux simplement te raconter une anecdote en guise d’adieux. Puisqu’il faut te distraire, allons jusqu’au bout. Un homme, épuisé et pâle, arrive chez son médecin : « Docteur, toutes les nuits le même cauchemar m’assaille. Une voix me dit en boucle quelque chose en italien, sûrement, quelque chose de très important. Je fais des efforts pour comprendre, mais c’est peine perdue. Ça me plonge dans une telle inquiétude que je me réveille et que je ne peux plus me rendormir ». ‒ Et vous comprenez l’italien? ‒ demande le médecin. ‒ Justement, non, ‒ répond le patient. ‒ Alors, la seule chose que je puisse vous conseiller, ‒ dit le médecin, c’est d’apprendre l’italien. Alors vous comprendrez ce que vous dit la voix et, peut-être, serez-vous rassuré. Deux mois ont passé et le médecin rencontre son patient, par hasard, dans la rue, joyeux, resplendissant et le teint coloré. ‒ Alors, vous avez appris l’italien? ‒ demande le docteur. Le patient répond : ‒ Non, je dors avec une interprète.
LUI. Pourquoi est-ce que tu me racontes ça? pour me relancer?
ELLE. (Moqueuse.). Pour que tu saches que tu es passé à côté d’une rare possibilité de te défaire de ta dépression. (Avec cruauté :) Et maintenant, va-t’en, va-t’en au plus vite. Je suis très fatiguée.
L’homme marche lentement vers la sortie et s’arrête à la porte.
LUI. Probable, qu’on ne se verra plus. Mais ça ne peut pas être autrement… Tu dois me comprendre…
La femme ne répond pas.
LUI. Adieu. (Il sort.)
La femme, seule, reste longtemps assise et immobile. Puis, lentement, elle éteint les deux bougies, l’une d’abord, puis l’autre. À travers la fenêtre pénètrent les premières clartés d’un matin d’automne maussade. Elle se lève, s’assoit, se relève, puis machinalement débarrasse la table.
À l’embrasure de la porte apparaît l’homme.
LUI. C’est encore moi.
ELLE. (Pas encore revenue de ses méditations, sur un ton distant :). Vous avez oublié quelque chose?
LUI. Oui. Heu… non. Dis-moi, tout ce que tu as dit sur toi, tu l’as inventé?
ELLE. Et si je réponds non?
LUI. Tu as raison, ce n’est pas important… Tu sais, à peine étais-je sorti que j’avais compris tout de suite… si je laissais passer cette occasion, je le regretterais toute ma vie… Il y a en toi… J’ai du mal à expliquer…
ELLE. Je ne vous comprends pas bien.
LUI. Moi-même je ne comprends pas. Ça fait si longtemps que je n’ai pas éprouvé ça. Je pensais que jamais plus je ne l’éprouverais… C’est pourquoi j’ai eu peur. Toi et moi, c’est comme deux papillons attirés par un feu… Bien que nous sachions comment cela peut se terminer. Mais ça m’est égal. S’il faut aller au feu, eh bien, soit!
ELLE. (Avec douceur.). Tout doux. Assieds-toi.
Il s’assoit.
ELLE. Et maintenant, dis-moi, pourquoi tu es quand même revenu.
LUI. Tu ne comprends pas? (Il prend en souriant la bouteille de champagne.) Il nous reste à finir le champagne.
FIN
Aimer a perdre la mémoire
Любовь до потери памяти
Comédie en deux actes
À PROPOS
Un homme souffrant d’amnésie se présente dans le cabinet d’un médecin pour avoir son aide. Le médecin essaie de déceler les symptômes et les causes de la maladie, mais en vain : les réponses du patient sont tellement contradictoires qu’il est impossible d’obtenir quelque chose de sensé. Heureusement, il réussit à faire venir la femme du malade. Elle répond à toutes les questions avec clarté et assurance, mais il ressort de ses affirmations que le docteur aussi souffre d’amnésie. La situation s’embrouille davantage encore lorsqu’apparaît une autre femme déclarant aussi qu’elle est l’épouse du patient. La situation tourne à l’absurdité totale. Le docteur devient presque fou. Cette comédie dynamique et burlesque, vive et sans temps mort, connaît un dénouement inattendu. La pièce est mise en scène dans de nombreux théâtres de Russie et d’autres pays. 3 hommes, 2 femmes. Intérieur.
Personnages
LE DOCTEUR
MICHEL
JEANNE
IRÈNE
L’HOMME
L’âge des personnages n’est pas d’une importance décisive. Il est fort probable qu’ils aient la quarantaine, le Docteur et l’Homme étant un peu plus (ou beaucoup plus) âgés.
ACTE I
Le cabinet d’un Docteur richement meublé, rappelant un salon élégant plutôt qu’une salle médicale stérile. Dans un confortable fauteuil, derrière son bureau, s’est installé le Docteur en personne, un homme dans la fleur de l’âge bien habillé, qui en impose et très sûr de lui. Entre un Visiteur.
LE VISITEUR. Docteur, je souffre d’amnésie.
LE DOCTEUR. Depuis quand ?
LE VISITEUR. « Depuis quand quoi » ?
LE DOCTEUR. Depuis quand souffrez-vous d’amnésie ?
LE VISITEUR. (Mettant son esprit à la torture.) Je ne m’en souviens pas.
LE DOCTEUR. Bien. Je veux dire : c’est très mauvais. Mais rien n’est irréparable. L’essentiel est que vous soyez venu voir le bon médecin. Celui qui vous guérira. Des médecins qui soignent, on n’en trouve pas tant que ça. Et qui guérissent, pas du tout. Établissons, comme il se doit, une fiche médicale. (Il commence à entrer les données dans l’ordinateur.) Et donc, vous souffrez d’amnésie.
LE VISITEUR. Comment le savez-vous ?
LE DOCTEUR. Vous venez juste de me le dire vous-même.
LE VISITEUR. Ah, oui ? C’est très regrettable. En fait, je le cache pour ne pas me créer d’ennuis.
LE DOCTEUR. Ne vous inquiétez pas, cela restera entre nous. Secret professionnel. Votre nom ?
LE VISITEUR. Mon nom ? (Mettant son esprit à la torture.) J’ai oublié.
LE DOCTEUR. (Rassurant.) Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas catastrophique. Avez-vous sur vous votre carte d’identité ou un document attestant de votre identité ?
LE VISITEUR. Oui, bien sûr. (Il fouille dans ses poches.) J’ai peur de l’avoir laissée à la maison.
LE DOCTEUR. En toute honnêteté, vous ne me facilitez pas la tâche.
LE VISITEUR. J’ignore moi-même comment c’est advenu. Je me souviens que mon nom est très courant.
LE DOCTEUR. Tâchons de nous souvenir. Nicolas, peut-être ?
LE VISITEUR. (Incertain.) Peut-être.
LE DOCTEUR. Ou Serge ?
LE VISITEUR. Je ne sais pas.
LE DOCTEUR. Et votre nom de famille ? Oublié aussi ?
LE VISITEUR. Et le nom de famille aussi. Mais ne vous inquiétez pas. Je dois avoir sur moi une note avec mon nom et mon adresse. Ma femme me glisse toujours cette note dans la poche, quand je sors. (Il cherche dans ses poches et trouve un petit papier. Triomphant.) Tenez, vous voyez ? Vous allez savoir comment je m’appelle.
LE DOCTEUR. (Il déplie et lit la note.) Voyons voir… Un numéro de téléphone… Et un nom, là. « Irène ». (Perplexe.) Mais ce n’est pas votre prénom !
LE VISITEUR. Vous êtes sûr ?
LE DOCTEUR. Et vous non ? Vous êtes un homme, enfin !
LE VISITEUR. Comment le savez-vous ? Je vous l’ai dit ?
LE DOCTEUR. Vous ne le savez pas vous-même ?
LE VISITEUR. Que je suis un homme ? Si vous l’affirmez, je vous crois. (Il réfléchit.) Si Irène n’est pas mon prénom, alors de qui est-ce le prénom ?
LE DOCTEUR. (Commençant à s’énerver.) C’est justement ce que je voulais vous demander.
LE VISITEUR. Probablement, est-ce le prénom de ma femme.
LE DOCTEUR. Que signifie « probablement » ? Vous ne vous rappelez pas le prénom de votre femme ?
LE VISITEUR. Vous vous moquez. Bien sûr, que je me le rappelle.
LE DOCTEUR. Alors, c’est elle ou non ?
LE VISITEUR. Elle, naturellement. Ma tendre, ma douce, mon aimante et adorée épouse. Vous n’allez pas le croire, mais nous nous connaissons depuis le cours préparatoire. Nous étions dans la même école. Docteur, vous souvenez-vous de votre lune de miel ?
LE DOCTEUR. (Incrédule.) Et vous ?
LE VISITEUR. Et comment ! Oh ! là là ! quel moment ça a été ! Chaque creux de son corps était encore enveloppé de mystère, chaque attouchement était encore source d’émoi et chaque nuit tenait du miracle. D’un miracle qui n’en finissait pas. Vous souvenez-vous de tout cela, docteur ?
LE DOCTEUR. (Soupirant, avec sentiment.) Qui ne s’en souvient pas ?
LE VISITEUR. Le croirez-vous, docteur, mais notre lune de miel se continue, aujourd’hui encore.
LE DOCTEUR. Donc, il vous reste quand même des bribes de souvenirs ?
LE VISITEUR. Bien sûr. Sinon, je serais un parfait crétin. Malheureusement, j’ai parfois des trous de mémoire. Des morceaux s’évanouissent. Puis refont surface. Puis s’évanouissent à nouveau et à nouveau refont surface. À nouveau s’évanouissent. À nouveau refont surface. À nouveau…
LE DOCTEUR. (L’interrompant.) J’ai compris. S’évanouissent.
LE VISITEUR. Oui. S’évanouissent. Mais globalement, j’ai une excellente mémoire.
LE DOCTEUR. Vraiment ?
LE VISITEUR. Naturellement. J’aime beaucoup la littérature, la philosophie, l’art. Avez-vous lu Hegel ?
LE DOCTEUR. Oui, quelques textes par-ci par-là.
LE VISITEUR. Vous souvenez-vous combien belle est sa manière de parler d’architecture et de sculpture ?
LE DOCTEUR. M-m-m… Et vous ?
LE VISITEUR. Bien sûr. (Avec sentiment.) « La concrétion d’idées abstraites, dans la sphère de la plastique, génère la phase de l’esprit retournant dans soi, durant laquelle, se séparant de lui-même, il est potentialisé dans la sphère de la cognition figurative de l’immanence dans la beauté. »
LE DOCTEUR. Ce sont les mots de Hegel ?
LE VISITEUR. Oui, pourquoi ?
LE DOCTEUR. Non, rien. Si c’est le cas, peut-être, vous rappelez-vous, malgré tout, comment vous vous appelez ?
LE VISITEUR. Moi ?
LE DOCTEUR. (Perdant patience.) Vous ! Pas moi, bien sûr ! Ne pouvez-vous pas faire en sorte que, d’une manière ou d’une autre, votre nom refasse surface ?
LE VISITEUR. Bien sûr. Je m’appelle… j’ai oublié.
LE DOCTEUR. Et si nous appelions votre femme, nous apprendrions votre nom avec son aide ?
LE VISITEUR. Bonne idée.
LE DOCTEUR. Qui l’appelle, vous ou moi ?
LE VISITEUR. Il vaut mieux que ce soit vous. Sinon, elle va dire mon nom et je l’oublierai de nouveau.
LE DOCTEUR. (Regardant la note, il compose le numéro et parle.) Bonjour. Puis-je parler à Irène ? Enchanté. Je vous appelle de la clinique. Je voudrais savoir comment s’appelle votre mari. Oui, je comprends, que cette question vous paraisse quelque peu étrange… Non, je ne plaisante pas et ce n’est pas un gag… Je suis effectivement docteur et mon numéro de téléphone se trouve dans n’importe quel annuaire… (Plus sèchement et énergiquement.) Votre mari a des problèmes, et vous savez bien quels genres de problèmes… (Avec colère.) Excusez-moi, mais l’insolence, c’est quand on traite, sans raison, d’insolente une personne qu’on ne connaît pas. Votre mari…
La conversation est interrompue. De dépit Le Docteur couvre le combiné du téléphone de sa main.
LE VISITEUR. Alors, qu’a-t-elle dit ?
LE DOCTEUR. Elle a dit qu’elle n’a pas du tout de mari !
LE VISITEUR. Ma femme n’a pas de mari ? C’est bizarre.
LE DOCTEUR. Bizarre, en effet.
LE VISITEUR. Mais alors, qui est-ce ?
LE DOCTEUR. Ça, j’aimerais que vous me le disiez.
LE VISITEUR. Mais pourquoi ne pas le lui avoir demandé ?
LE DOCTEUR. Parce qu’elle a raccroché. Excusez-moi, mais votre femme est une personne assez nerveuse.
LE VISITEUR. Probablement, sa nervosité vient-elle, justement, de ce qu’elle n’a pas de mari.
LE DOCTEUR. Mais elle est votre femme !
LE VISITEUR. (Perplexe.) C’est juste. Dites, comme ça, pourquoi avez-vous besoin de mon nom ? Ça facilitera la guérison, ou quoi ?
LE DOCTEUR. Pour ouvrir une fiche médicale. Pour vous suivre. Pour vous faire passer un examen. Pour vous envoyer la facture, que diable !
LE VISITEUR. La facture ? Alors, je crains de ne jamais me rappeler mon nom.
LE DOCTEUR. Avec vous, il y a de quoi perdre la raison !
LE VISITEUR. Ne prenez pas cela trop à cœur. Fumez une cigarette, détendez-vous. J’ai de bonnes cigarettes. Vous en voulez ? (Il met la main dans sa poche.) Tenez, prenez tout le paquet.
LE DOCTEUR. (Prenant le paquet.) Ce ne sont pas des cigarettes. Ce sont des jeux de cartes.
LE VISITEUR. Des cartes ? Tant mieux. Faisons une partie, ça vous distraira.
LE DOCTEUR. Je n’ai pas de temps à consacrer à de telles stupidités. De plus, je ne sais même pas jouer.
LE VISITEUR. Je vous apprendrai. (Il bat vite les cartes et les distribue.) Admettons que vous misiez dix euros sur la dame de pique. Alors…
LE DOCTEUR. (Il prend machinalement les cartes, mais, se ressaisissant les jette sur la table.) Vous vous trouvez dans un cabinet médical, et non pas au casino ! L’auriez-vous oublié ? Je suis médecin libéral, et mon temps, c’est de l’argent, beaucoup d’argent ! Vous voulez que je le perde au jeu ?